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Le beurre la vache

10 avril 2011

Le beurre la vache

Comme on voit les étoiles à l'oeil nu, on peut voir la vie des autres et l'interpréter.

 

Le texte dont est extrait cette première phrase venait de me parvenir sans signature, dans une enveloppe trop grande pour lui. Mon nom n'était pas inscrit sur le document, seulement mon adresse: 225 rue du siège du château 56... Bagne-en-terre. Le timbre était barré par la mention « affranchissement insuffisant – retour à l'expéditeur ». Le nom de l'expéditeur n'étant pas mentionné au dos de l'enveloppe, la poste avait fait son devoir au delà des règles... En plus du texte: un billet de 50€.

 

Le texte inédit et le billet égaré allaient m'entrainer dans les méandres de dizaines de questions farfelues et autant de démarches.

 

Dans un premier temps, comme par réflex, je me suis rendu à la librairie du coin de la rue. Pour y arriver en quelques pas, il fallait que je passe par la rue de la poule... Comme son nom l'indique, ce raccourci reliant deux grands axes routiers de la ville avait joui d'une bonne renommée, il y a de ça trente ans, grâce à la présence de quelques restaurants et bordels aujourd'hui oubliés... À l'exception d'un seul qui était encore ouvert à mi-temps par une vieille dame plus occupée à regarder la télévision qu'à expédier les clients vers une autre période de blues après l'acte hygiénique.

 

La librairie était située dans un quartier-sandwich, entre musées de prestige, salles de vente et d'expertise d'objets rares, précieux et anciens destinés aux visiteurs en mal de dépenses somptueuses, galeries d'art contemporain et... Bistrots populaires enfumés dès le petit matin, commerces de fortune ouverts vingt-quatre heures par jour, boutiques pratiquant la vente au rabais etc. La politique urbanistique et plus encore la politique culturelle et touristique de la ville n'avaient pu effacer toutes les traces d'une misère bien ancrée grâce à un taux de chômage de 27%. Pour faire des affaires, le petit commerce que je fréquentais quotidiennement vendait autant de billets de loterie pour faire rêver les paresseux et les endettés de mon acabit que de magazines branchés destinés à propulser les bavards de l'art sur orbite.

 

Elle faisait partie des commerces à déplacer vers d'autres rues afin de donner au coeur historique de la ville l'aspect d'un monde rêvé.

Les yeux cernés, les mains un rien trop tremblantes, il était environ midi, j'ai demandé à la vendeuse de vérifier si le billet était faux. Il était vrai. La charmante dame derrière le comptoir était étonnée par ma demande et prenait le temps de lire entre les rides qui creusaient les cernes de mes yeux. Il était incontestable que j'étais fatigué par de trop nombreuses nuits blanches, la fumée de cigarettes et l'alcool acheté après minuit dans les night-shops. Un visage en dit toujours long sur la façon dont on se couche à côté du lit.

 

À propos du billet, mon incrédulité m'avait empêché de voir qu'il était aussi banal que les autres...

 

À propos de banalité, il y avait longtemps que je n'avais plus eu une fortune de cette couleur dans le fond de la poche de mon veston... Parfaitement fatigué lui aussi. J'aurais pu dépenser la belle somme d'argent sur le chemin du retour avec la vieille putain pour qu'elle attise un peu plus encore mon dégout de l'existence mais le courage d'une débauche de cet ordre me manquait à jeun. D'habitude, nous nous contentions d'un petit signe de tête et d'un sourire en guise de salut, il en irait de même en ce jour faste. Je la laisserais à son son sort, je rentrerais chez moi pour défroisser le destin qui venait de franchir le pas de la porte par la boite aux lettres.

 

Même si je portais des vêtements rares pour conserver une certaine originalité, pour plaire à la poule de la rue qui portait son et pour signifier un mépris certain à tous ceux qui s'habillaient comme des mannequins de vitrine, il faut que j'avoue sans détour que j'étais en train de marcher sur une pente glissante... Si je m'habillais encore avec distinction pour défiler sur les trottoirs, c'était grâce aux magasins de seconde-main du quartier. Malgré tous mes efforts, mon image collait plus à la réputation d'un claudo en gestation qu'à celle d'un dandy en démonstration.

 

Pour je ne sais quelle raison, par prudence, par superstition, peut-être parce que j'avais un côté radin caché derrière une générosité au quotidien, en rentrant à la maison, j'ai glissé le billet dans une vieille boite à cigarettes qui datait des années soixante du vingtième siècle. Une belle boite rouge et or en métal qui décorait un meuble construit à base de caisses ayant contenu des bouteilles de vin. Je buvais tant et tant que j'aurais pu devenir fabriquant de meubles recyclés.

À cette époque, j'habitais une maison à l'image d'un quartier... De plus en plus bobo! Autant en façade que dans les moindres recoins de chaque étage, elle en jetait. Elle en jetait tant qu'elle finissait par me foutre la honte quand je recevais mes seuls amis à peine sortis de prison pour délits de toutes sortes. J'avais tenté de la détourner de sa fonction principale pour en faire une galerie d'exposition de mes cauchemars. Elle ne cadrait pas avec les objets qui la mettaient en valeur. Elle lutait contre les pierres, les racines d'arbre et les bouts de ferraille qui lui donnaient enfin un genre d'entrepôt. Elle le sentait ce détournement qui l'avait éloignée de sa fonction bourgeoise au sens éculé du terme. Elle luttait pour le pouvoir. Elle savait qu'elle avait perdu sa place alors qu'elle était considérée comme une valeur sure avant que je ne l'occupe... Elle faisait partie de mes paradoxes. Grâce à elle, je pouvais mettre en scène un gars bien abimé par la vie vivant dans un désordre séduisant. On plait comme on peut, les artifices sont à portée de main comme autant d'aubaines pour tromper le monde. C'est ça le commerce. Elle finirait par me foutre à la porte avec l'aide des voisins si ce n'était pas moi qui décidais de m'en aller au loin... Au loin, à quelques rues d'ici, là où les pavés sont moins souvent nettoyés, là où les touristes ne s'aventurent pas, là où les artistes maudits peuvent vivre en paix avec leur conscience.

 

Je viens de compter la fortune délivrée par la boite aux lettres, elle s'élève à 15.050€. Le temps passe vite quand on reçoit chaque matin, à l'exception des samedi et dimanche, un billet de 50€. J'avais décidé d'un chiffre rond pour profiter du magot, quand la somme de 50.000€ serait atteinte, je partirais en voyage. 1000 jours ouvrables font plus ou moins 200 semaines, plus de quatre ans. Par je ne sais quel sentiment optimiste, j'étais certain que le correspondant anonyme ne me lâcherait pas. Il ou elle ne me lâcherait jamais. Chacun matin, je lisais ses provocations, ses invitations au voyage. Le sexe comme un sac en bandouillère, l'exploitation des uns par les autres, la protection attendue comme un dû, le profit espéré à chaque occasion, l'infâme besoin de reconnaissance et quelques autres menus besoins contraignent la plupart d'entre nous à entrer dans les détails des relations humaines, à prendre des détours, à danser comme des ours, à marcher comme des soldats, à ramper comme des misérables, à rire comme la plupart des hommes. Tout ça ne fera pas civilisation, tout ça fait commerce... À peine vase communicant.

Pour tout dire, je pressentais que c'était le diable en personne qui m'écrivait ou la faucheuse ayant pris les traits d'un poète maudit ou encore une belle grosse femme qui me dirait « tu viens chéri? » au moment où je m'y attendrais le moins. Je ne pouvais envisager d'autres possibilités... Plus terre à terre. Je savais que j'avais perdu le contact avec la réalité, du moins me l'avait-on fait remarquer.

 

Les gens ne regardent pas, ils voient ce qu'ils veulent voir. C'est mon sentiment, mon aveuglement.

Je ne supporte plus la présence des voisins ni même des passants.

 

Les gens ne regardent pas, ils voient ce qu'ils ont toujours vu. Ils vivent dans un désir de perpétuelles répétitions... comme si la vie ne valait pas d'être vécue mais simplement, protégée, atrophiée, réduite à quelques instants.

 

Je me sentais suspendu dans des sentiments d'étonnement, comme si un étranger venait taper sur mon épaule au milieu de la foule et puis avait fait semblant de rien au moment où je posais mon regard dans le sien. J'étais interpelé... Mais sans image à mettre sur les ponctuations du quotidien. Laissé à moi-même. Pas loin du vertige. Les mots qui me parvenaient ne me déplaisaient pas, au contraire, j'aurais voulu les écrire. À quoi pouvait ressembler l'auteur?

 

L'expéditeur des lettres aurait pu être « mon clown »... Le nez rouge en moins. Les traits moins labourés. La peau et les yeux moins délavés. Je l'imaginais en sosie... Sans le délabrement. Il devait obligatoirement prendre soin de lui, se raser sans arrière pensée, se laver pour redonner un peu souplesse à ses pas.... Pour être capable de telles compositions, il ne devait pas avoir peur de son visage le matin dans la salle de bain. Le mien ressemblait à celui qu'un photographe aurait capté au détour d'une ruelle avant le lever du soleil. Mes traits ne pouvaient plus se tirer qu'en noir et blanc avec éclairage artificiel. Le tout tenait de l'exagération. J'étais devenu un voyageur de la fin de la nuit. La lumière du jour était mon pire ennemi. Le moindre rayon de soleil me brulait jusqu'aux larmes. Le vent aussi. J'avais un visage comme une carte postale dédiée à l'absurdité de la souffrance. Je ne faisais plus mon âge, je naviguais entre 35 et 65 ans avec l'aisance d'un bois flotté.

 

« Une magie de l'instant! » qui englobe le temps, l'élimine, le sublime est sans doute à l'origine de l'existence des dieux. Quel gâchis! Quelle expression pour camoufler un manque de mots.

 

Plus je parcourais le texte, plus je sentais une présence inespérée dans le cours de mon histoire. Tous les matins, je me rendais à la boite aux lettres comme celui qui cherche un message pour continuer un jeu de piste. Je souhaitais que les lignes n'en restent pas là, qu'elles m'ouvrent d'autres points de vue. Si la poésie me ravissait, j'attendais une invitation au voyage aussi concrète qu'un billet de train. J'aurais voulu faire partie d'une aventure turbulente... Parce qu'il n'y a que les turbulences qui comptent. Il me faudrait sans doute prendre patience!

 

Bienveillantes maladies qui nous ramènent au port de notre corps.

 

Merveilleuses excitations et fébrilités, terribles appétits et élans qui nous transportent jusqu'à l'humiliation d'une pensée.

 

J'étais malade, on me l'avait assez dit pour que je porte cette identité peu respectée comme un vêtement trop large. Je passais une partie de mon temps à errer en ville, j'allais de bistrot en bistrot sans but sinon celui de rencontrer l'auteur des lettres. Aucune manifestation de cet ordre ne venait me réconforter, la solitude dans laquelle je vivais était encore plus vive. La planète que j'habitais était terriblement petite, à peine un kilomètre carré et des ruelles pour se perdre. Et des rigoles pour pisser. Et des égouts pour vomir. Et des murs pour écrire quelques formules de désespoir insensé.

 

Le temps avait changé de vitesse. Entre le lundi et le vendredi, il n'y avait plus de nuit. J'étais au bord de l'épuisement.

 

Le matin devrait nous arriver comme une morsure de chien, nous quitterions le lit avec quelques lambeaux de chair en guise de décoration. Les trottoirs ensanglantés seraient les tapis rouges de toutes nos inconvenances et de nos insuffisances à vivre.

Le matin nous arrive comme un poing dans le ventre, à court de souffle, nous sommes bons au seul évanouissement. La journée se terminera en perte de conscience.

La personne qui écrivait devait traverser un champ de mines. Plus les courriers s'alignaient sous mes yeux, plus je sentais des similitudes entre nos existences. Était-ce moi qui écrivais durant des trous de mémoire? Dans mon entourage, quelques bienveillants ne s'étaient pas privés de me faire remarquer que je manifestais de plus en plus de troubles de la personnalité... Surtout ceux qui avaient intérêt à me voir disparaitre. Personne ne me suivrait sur un chemin non balisé par des conventions sociales de base. Fut un temps où j'avais connu la réussite et le succès, j'étais un personnage respecté, attendu en toutes circonstances. C'était bien avant une exclusion qui avait tous les traits d'une exécution sommaire, je ne correspondais plus au modèle en cours.

 

Je vois un corps vivant à l'image des planches qui l'enfermeront. Puis, un souffle, une plainte, un mouvement sans écriture, un regard sans autre limite que les hallucinations, un sourire sans destination, un silence, un battement de paupière comme un effort, des vieilles idées qui reviennent en mots mélangés, absurdes et incompréhensibles, un jour et une nuit de plus: tous les signes d'une présence qui dérange.

 

Sommes-nous des calendriers n'appartenant à aucune ère déterminée?

 

Sommes-nous des chiffres alignés, tellement dans l'ordre, qu'un dernier zéro n'ose la fin?

 

Qui ose l'abstraction de son vivant?

 

Qui ose l'abstraction de son vivant regarde tant et tant qu'il pourra dire qu'il a vu!

 

Comme on voit les étoiles à l'oeil nu, on peut voir la vie des autres et l'interpréter.

 

 

Ces lettres étaient une manifestation de résistance! Elles tombaient derrière la porte comme un automne au goutte à goutte.

 

Avant de commencer une nouvelle vie, il faut se laisser mourir lentement, perdre sa peau, changer de visage et de mots, acheter des manteaux de pluie! Sans que je fasse le lien avec elles, il y a peu, une proposition de participation à un journal m'est parvenue. Le titre du journal m'a fait sourire, il était identique au titre du journal intime que je tenais depuis plus de quarante ans. « Le plat du jour! ».

 

Ce journal semblait être un délire mis en page, une immense farce émanant d'un groupe d'activistes, une édition dédiée à la folie ordinaire, une occasion de s'épancher en se moquant de l'actualité. Bref, un journal comme il en manquait. Aucune presse subversive n'avait jamais pu survivre dans les contrées où je vivais, là où le rhumatisme est roi.

 

Au moment où j'ai décidé d'écrire, j'avais seulement l'intention de décorer un espace vide dans le cours de mon histoire qui manifestement se délitait, j'avais seulement l'intention de rédiger un testament à l'intention de ceux pour qui j'éprouvais encore de l'affection... Malgré tout... Malgré le fait de ne plus rien représenter dans ce monde structuré par le travail et le travail. Je n'avais aucun plan d'écriture en tête, je comptais sur la vieille formule des associations libres pour arriver à boucler une  oeuvre intime. J'écrirais comme on se met à table pour un repas entre amis. Pour ceux qui ont connu les chemins peu balisés de la dépression - espèce de montagne russe qui vous flanque vertiges et nausées, envies d'en finir et désirs de fuite – l'écriture est une torture hors de prix dont on ne peut se séparer... Par gout du luxe.

 

Quoiqu'il en soit, ne pouvant tout à fait échapper à l'environnement quotidien, je me suis retrouvé embarqué dans une aventure qui me permettrait de prendre quelques libertés avec l'intention de départ, de m'écarter du sujet pour mieux y revenir. À moins que...

 

« Le plat du jour » allait m'offrir une belle occasion de faire la fête.

 

Durant les quelques pages à venir, durant tout un chapitre, je retranscrirai le contenu intégral du journal qui m'est parvenu par des voies que je ne pouvais identifier... Je reprendrai le cours de mes divagations et réflexions après cet intermède.

 

Les articles étaient de la main de Nicolas Julien.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 2:

 

Extraits du journal « Le plat du jour ». 

 

Quand je l'ai aperçu de l'autre côté de la porte vitrée, je m'apprêtais à sortir d'une salle d'archives qui s'était révélée sans intérêt. J'aurais dû à nouveau traverser le petit salon attenant à la salle des étudiants pour rejoindre la sortie du bâtiment mais il me barrait le chemin. Il tenait un petit miroir entre ses mains, il était complètement nu, il regardait son nombril en silence, il posait devant un appareil photographique placé sur la table du salon... Toutes les trente secondes un cliché était tiré automatiquement. Sans doute était-il en train de réaliser une nouvelle oeuvre d'art contemporain. Il ne pouvait se douter que j'étais là, je n'avais pas fait de bruit en fouillant le local. Si j'étais curieux par nature, j'étais également là en mission. Pas spécialement pour lui ou un autre étudiant de l'académie rurale des beaux arts. Je n'avais aucune intention de le faire chanter, j'étais là pour découvrir ce que cachait cette institution.

 

Comme on voit les étoiles, on peut voir les vies des autres et les interpréter.

 

Il avait plus ou moins vingt-cinq ans, il était de type banal. Le genre de gars qui ne fait pas peur aux filles mais qui ne les attire pas non plus quand elles ont la vingtaine. Il deviendrait sans doute un bon parti au fil des années mais pour le moment, il ne dégageait aucun fluide dédié à la conquête. Il ne disait rien, il était absorbé par sa personne. Il avait l'air triste de celui qui est perdu là où il est. Il posait pour lui seul sans prétention pour la postérité. Quelqu'un frappa à la porte, c'était une jeune femme aux alentours de la quarantaine qui devait assister aux mêmes cours que lui, elle entra sans attendre de réponse. Elle avait manifestement beaucoup bu et se mit à rire en découvrant la scène. Elle lui proposa un marché: pour garder le silence, elle voulait le voir et le toucher en prenant son temps. Il accepta si dans un second temps il pouvait en faire de même. La scène qui ressemblait à s'y méprendre « aux premiers pas de l'homme sur la lune » dura une bonne partie de la nuit. La situation dans laquelle je m'étais engagé me couta quelques courbatures. En partant, ils se sont chuchotés quelques mots. Ils en étaient restés à des caresses furtives devant l'appareil photo. Je n'avais pu collecter aucun des renseignements demandés.

 

Quelques jours plus tard, en première page du journal local, je pouvais lire que Marcelin et Madeleine, deux étudiants domiciliés à Maleterre, avaient disparu. Ils ne s'étaient plus présentés aux cours de l'académie rurale des beaux arts. Je n'ai pas acheté le journal, je ne l'ai même pas retourné à la devanture du kiosque pour lire l'autre partie de l'article, j'en savais assez sur eux pour deviner qu'après leurs premiers élans, ils avaient dû s'en aller vers d'autres aventures. Je me sentais trop concerné par la découverte stupéfiante que j'avais faite pour devenir un simple lecteur de leur disparition. Ils n'avaient surement rien à voir avec l'enquête que je menais.

 

Je voulais garder ma mission en tête et surtout ne pas me polluer par des divagations de journaux à scandales... ou presque. J'avais observé quelques heures particulières de la vie de ces deux étudiants et personne ne pouvait en soupçonner le contenu. Ce que j'avais vu tenait plus de la timidité que de la passion. J'avais des longueurs d'avance sur les acteurs qui allaient entrer en scène dans un autre domaine et ne pouvais me décider à me rendre à la police pour fournir quelques détails révélateurs sur leur aventure. De plus, je voulais être dans le secret de leur histoire et dans le respect de leur douce échappée. Je voulais courir le risque de conserver les informations de première ligne, elles étaient mon capital. Les autres partiraient des banalités habituelles, je partirais de leur intimité le cas échéant.

 

Si je ne voulais pas lire le journal du jour ni les éditions suivantes, en revanche, je m'installerais dans « Le bistrot » du bourg pour écouter les paroles, voire les ragots, des gens du coin. L'endroit misérable côté clientèle m'avait plu au premier regard tant il tenait du génie de ses premiers décorateurs. Tout en longueur, c'était une vaste superficie rectangulaire bien éclairée, composée de deux parallèles que l'on pouvait distinguer avant que la clientèle ne l'occulte. Un long zinc arrondi à chaque coin occupait tout le côté droit, aucun tabouret ne l'entravait par devant, une vieille machine à café, à pistons!, le décorait en fin de course. Un vieux meuble en bois travaillé de mains de mains de maitre lui donnait un côté encore plus respectable à l'arrière, il était garni par des dizaines de bouteilles colorées et de verres choisis pour chaque boisson. En son centre, il était percé par une porte basse qui s'ouvrait vers la cuisine. Côté gauche, trois grandes fenêtres se succédaient, elles s'étiraient jusqu'au plafond et étaient longées de tables pouvant accueillir deux personnes. L'espace réservé à la clientèle assise était confortable, bien séparé du bar par un couloir de trois mètres de large... De là, on pouvait tout entendre au dedans et profiter d'un beau point de vue sur une place publique ouverte chaque jour au marché du terroir. Personne ne me connaissait malgré que j'habitais là depuis quelques mois. Je venais au bistrot pour lire, pour faire semblant de lire, pour écouter sans réaction, pour regarder sans émotion tous les petits trafics, pour alimenter mes sources d'inspiration! Après quelques jours de méfiance, de regards inquisiteurs, de provocations ridicules, les clients s'étaient habitués à ma présence, ils me prenaient pour un solitaire, un taiseux, un gars qui n'a aucun ami et qui ne parle que pour dire bonjour et au revoir, pour commander à boire. Personne n'avait eu l'envie de s'approcher, je n'avais rien fait pour faciliter le contact, je me contentais d'être correct pour être admis là où je voulais être... Près de la porte d'entrée et de secours en cas d'étouffement.

 

Je m'appelle Nicolas Julien, j'enquête sur le financement des campagnes électorales.

 

L'envie de devenir « observateur mondain » - tel est le titre qui figure sur mes cartes de visite - remonte à mes premières expériences. « Ce que tu vois et entends, mets-le par écrit » m'a suggéré le coin de mur dans lequel j'étais confiné. Je suis né à une époque où les enfants qui fourraient leur nez partout étaient punis de cette façon. La sanction était levée par un « tu peux sortir maintenant! » et je prenais le chemin d'autres aventures en souriant discrètement. J'étais content, comme quand on a bien mangé, d'être puni. Le coin du mur était à l'image d'un cabinet de réflexion, il me permettait de tourner le dos à des réalités dépassant mon imagination. Au pied du mur, j'apprenais à reprendre mon souffle. Mes copains de l'époque étaient mes fournisseurs en histoires glauques et piquantes. Pour ma part, j'ai eu la malchance de vivre dans un milieu où jamais rien n'arrivait... pas d'aventure, pas de folie, pas de drame, pas de fins de mois difficiles mais du confort en veux-tu en voilà. Le confort est d'un ennui indescriptible même et surtout pendant l'enfance. J'aurais préféré être Bohémien. J'étais comme une petite boite bien rangée dans une armoire bien proportionnée dans une grande maison bien conçue... Comme un bunker.

Quand un de mes copains me racontait une petite chose de la vie qu'il avait découverte furtivement, je l'écoutais avec attention, je prenais des notes et ensuite nous nous organisions pour trouver un endroit discret qui nous permettrait cette fois d'être les deux témoins volontaires de la nouvelle scène... Car les scènes de la vie se répètent sans cesse derrière les volets des maisons trop silencieuses pour être sages. Les humains vivent de répétitions plus encore que d'habitudes, ils ne s'en fatiguent pas... Même après avoir dit « plus jamais ça! » ou « c'est la dernière fois, on ne m'y reprendra plus! », ils recommencent, ils en redemandent... Pour tuer l'ennui ou par vice... Ce qui revient à peu prêt au même.

 

Au bistrot, les langues commençaient à se délier. Le titre d'un article suffit souvent à exciter les chiens de garde. « Il paraitrait que... » le jeune homme n'avait pas de vie sexuelle... La preuve étant qu'aucune femme de la région n'avait jamais raconté ses exploits. « Il paraitrait que... » la femme était une mythomane hors pair. Elle se faisait tantôt passer pour la riche héritière d'un empire industriel prête à payer des sommes d'argent importantes pour des aventures d'un jour, tantôt pour une nymphomane... Ce qui expliquerait sa rencontre avec Marcelin. Tantôt pour une mystique paisible rêvant d'entrer en conversation avec les pierres. La petite ville de province avait enfin plusieurs raisons d'exister. Elle tenait ses personnages dans les filets d'une prose choisie. Personne ne semblait redouter la présence de la bêtise en s'exprimant. Au contraire, le bon peuple et les bourgeois les plus coincés, les culs serrés, reprenaient des couleurs. Depuis la fin de la guerre 39-45 de l'autre siècle, aucun évènement significatif n'avait amené un peu d'air vicié dans leur quotidien. Mêmes les malades semblaient reprendre un peu espoir grâce à l'actualité qui avait élu domicile près de chez eux et venaient vider leur sac au bistrot. Ah la guerre! Et les malheurs des autres! Et les occasions d'avoir un sujet de conversation! Et les écarts sexuels de la jeunesse... Car il ne pouvait s'agir que d'une histoire de culs quand les gens foutaient le camp sans laisser de trace. Quelles aubaines face au vide des vies rythmées par la monotonie du travail et des dettes.

 

Dans la foulée des propos en pagaille, les familles de Madeleine et de Marcelin n'étaient pas épargnées. elles avaient mauvaise réputation et plus encore mauvaise presse. Le père de Madeleine serait un toxico, doublé d'un écolo complètement bargeot, il tenait une épicerie-café-librairie le long de la nationale... Il n'aurait pas voulu s'intégrer à la vie du bourg qu'il n'aurait pas procédé autrement. Le père de Marcelin serait un écrivain porno-snob... Du moins l'aurait-il laissé entendre aux journalistes du coin... Mais jamais il n'avait voulu dire sous quel pseudo il écrivait.

 

Si je me nourrissais du tout venant par l'intermédiaire du bistrot, mon travail aurait besoin de détours et de passages fréquents par l'épicerie-café-librairie pour pouvoir évoluer. Ce lieu m'offrirait, par son originalité, l'occasion de me poser ailleurs que dans des endroits pourris par l'étroitesse des débats.

 

Quand je suis arrivé à l'épicerie, j'ai choisi une des quatre grandes tables pour m'installer, elles étaient disposées entre les rayons de fruits et les rayons de livres, journaux, magazines et autres publications. L'endroit était vaste, d'une superficie d'environ cent-vingt mètres carrés, conçu suivant le principe d'une « maison vide »... Chaque regard y devenait libre et permettait de découvrir un nouvel objet. Là tout était calme, d'un calme étrange, tranchant avec l'agitation du centre du village. Je m'attendais à trouver un lieu en plein tourment. Les tourments avaient élu domicile au manège des bavards... Chez celui qui était directement concerné par les disparitions, tout semblait paisible. J'ai posé un petit sac de voyage sur une des six chaises qui entouraient la table. J'ai commandé un café et puis tout naturellement, j'ai poursuivi la rédaction du journal intime qui trainait dans le fond de mon sac. Quel plaisir de l'avoir à portée de mains à chaque occasion et plus encore d'en faire la publicité à tout qui me paraissait sympathique! « Le plat du jour » est un titre de publication n'appartenant à personne en particulier, c'est un média-papier soigné, tiré à une dizaine d'exemplaires, jouant sur la rareté plutôt que sur une large diffusion. J'en étais le rédacteur, le directeur, le fou de service au même titre que neuf autres personnes totalement indépendantes. Nous avions décidé de créer des liens entre nous en sortant des réseaux électroniques et de rencontrer des personnes de confiance en leur prêtant nos dernières rédactions à titre amical. Nous faisions partie d'un réseau de résistants aux aspirations les plus folles. Nous ne nous connaissions qu'au travers nos écrits, jusqu'à présent, aucun contact physique ni territorial n'avait été établi. Tout était parti de rien ou presque... Sous la dynamique de « la bouteille à la mer ». C'est une petite annonce dans un journal littéraire qui nous a permis de nous lancer: « cherche neuf personnes prêtes à rédiger et à partager un journal intime intitulé « le plat du jour »... Pour tous contacts et renseignements ultérieurs, boite postale ETC (environnement, témoignages, curiosité) ». Après une sélection arbitrée par l'initiateur du projet qui ne s'était pas fait connaitre, nous nous sommes perdus corps et biens dans ce travail digne de « la liberté libre »...

 

Les articles abordaient des thèmes en lien avec la décroissance, ils étaient rédigés par ceux qui avaient développé des projets alternatifs ou qui en avaient été témoins. L'un des articles de départ nous servait de bouée de sauvetage ou de charnière, il présentait sans détour, sans fioriture, le travail d'une agence qui aidait ceux qui voulaient disparaitre. L'agence « champ du possible » prétendait, comme une agence de voyage d'un autre ordre, qu'elle était à l'écoute de ceux qui voulaient définitivement rompre avec une certaine monotonie de leur existence. Elle était en mesure de fournir des débouchés.

 

Pour une des premières fois depuis longtemps, poussé par un bon pressentiment, je me sentais prêt à commencer la conversation avec un patron de bistrot. Je l'ai abordé tout sourire avec « Le plat du jour » posé sur la table afin qu'il le remarque.

 

« Est-ce que vous louez des chambres? Je suis de passage, cet endroit me plait et je voudrais y passer quelques temps. »

 

« Ça m'arrive de louer ou de prêter, c'est comme tu veux. Si tu veux travailler avec moi, c'est gratuit, si tu viens en touriste, c'est payant... D'après ce que je vois nous avons le même type de lectures confidentielles. Tu as de la chance, il se fait qu'une chambre vient de se libérer, tu as le choix ».

 

J'ai pris la version échange. Ça me ferait une bonne couverture. Nous n'avions eu aucune difficulté à nous reconnaitre tels que nous étions et nous savions que si les choses tournaient mal, nous nous séparerions sans autre complication. Pas de contrat, une poignée de main, j'avais oublié ce mode d'engagement. Nous devions être les deux premiers résistants à se rencontrer par hasard, au fil d'une histoire qui commençait à se resserrer autour d'un lieu unique et déterminant pour notre combat.

Au fil des jours, mon nouveau lieu de vie est également devenu un point d'observation, de rencontre, d'échange et de travail qui n'allait pas me décevoir...

 

Un homme pressé entra, se présenta avec une carte officielle de presse. « Vous ne proposez toujours pas le journal pour lequel je travaille à la vente d'après ce que je vois! ». Il avait adopté un ton ironique pour marquer le coup dès le départ et puis s'excusa... étant donné les circonstances. Il venait questionner le père de la disparue afin de mieux cerner ses sentiments et ses réactions, il se proposait d'être un relais entre lui et la malheureuse qui était peut-être tombée aux mains d'un détraqué. Le lendemain, l'édition déverserait une forme de mépris sur mon ami l'épicier alors que j'avais été témoin d'une rencontre qui ne pouvait prêter à conséquence.

 

L'épicerie située le long de la nationale reste un lieu énigmatique. Ainsi commençait l'article. Le patron, un homme d'une soixantaine d'années, en bonne relation avec le maire du bourg, ne nous a pas apparu tracassé par la disparition de sa fille et de l'autre individu. Disparitions signalées par l'établissement scolaire, nous tenons à le rappeler! alors que les familles directement concernées n'avaient pas cru utile de les signaler à la police. L'homme dont personne, mis à part le maire, ne connait le passé poursuit sa vie comme si de rien n'était. Tout au plus a-t-il bien voulu nous dire que sa fille et « son ami » étaient majeurs, qu'ils disposaient – dès lors! – de la liberté de mener leur vie comme bon leur semblait et que cette affaire n'avait pas à tomber dans le domaine public par l'intermédiaire d'un journal en mal de vente.

 

De là à ce qu'il nous fasse un procès en diffamation, il n'y a sans doute qu'un pas... Mais que les fidèles lecteurs se rassurent, nous continuerons notre travail-citoyen. Fidèles à nos convictions... Telle est notre devise. N'oublions jamais d'où nous venons ni à quels dangers nous sommes confrontés depuis quelques années. Cette affaire qui nous concerne tous ainsi que le disait le directeur de l'établissement scolaire est la nôtre et la restera.

 

Que peut-il se cacher derrière de tels comportements?

 

À deux ans des élections municipales, le maire, cet homme en relation avec les altermondialistes, loin des réalités et des intérêts de sa commune, semble être du même avis que les parents. Qui se ressemble s'assemble! Même dans le manque de respect de la vie de nos enfants.

 

La liberté évoquée avec suffisance par le propriétaire de l'épicerie nous apparait comme bien dérisoire face à la peur qui nous envahit dans de telles circonstances. Il n'y a rien de pire que l'indifférence et celle dont nous sommes témoins fait frémir.

 

La police quant à elle ne peut se lancer dans la moindre investigation puisque aucune plainte ne l'en charge. Nous espérons que notre travail l'y contraindra!

 

Nous pensons également, prenant un peu de recul, que la situation actuelle est interpellante sous un autre rapport. La différence d'âge entre les deux personnes ne pose aucun problème juridique mais leur disparition commune n'est-elle pas la conséquence de longues histoires familiales en dehors de la conformité des bonnes éducations? Le passé inconnu du libraire anarchiste, les soi-disant activités d'écrivain du père du jeune homme qui nous a dit signer ses livres d'un pseudonyme pour protéger sa tranquillité, ses refus systématiques de nous rencontrer dans le cadre de notre travail culturel sous prétexte qu'il n'aimait pas notre ligne éditoriale... tout ça nous donne à penser que nous sommes en présence d'une tentative de perversion de notre cadre de vie...

 

Les premières victimes auront été leurs enfants, protégeons les nôtres! N'hésitons pas à faire appel à l'Etat en lançant une campagne de sensibilisation intitulée « protégez nos enfants! ».

 

Je m'étais juré de ne pas lire le journal local, la lecture s'est déroulée en groupe le lendemain, avec le libraire, l'écrivain et le maire. Elle fut pour nous l'occasion de présentations. Nous avions le même âge, dans une fourchette allant de 55 à 60 ans, ça faisait des différences quant à nos implications respectives dans le courant de mai 68. Le sourire était à table, c'était comme une marque de fabrique qui nous rassemblait. J'avais été vite adopté, des amis du maire qui venaient au bistrot m'avaient repéré, ils m'appelaient « le silencieux ». J'avais des raisons de penser que les commanditaires de mon travail étaient tous autour de la table... Quelques mots bien pesés me le confirmèrent, nous ne ferions pas débat à ce niveau puisque manifestement notre liaison avait débuté bien longtemps avant grâce à une certaine boite postale. Il était temps d'agir sereinement.

 

Le maire était entré en politique peu avant son quarantième anniversaire... Pour lutter contre l'installation d'un groupe de catholiques intégristes sur le territoire de la commune. Depuis des années, il était dégouté par la politique conservatrice du vieux maire mais c'est cet évènement en particulier qui l'avait mis dans l'obligation de réagir. Dans un premier temps, il réussit à devenir adjoint au maire, il avait des attributions de second ordre comme lui faisait remarquer le vieux: la culture et les cimetières. Au bout de quelques mois, il fut déchu de ses responsabilités car il dépassait ses prérogatives. Aux élections suivantes, il fut élu... Consternation générale! Qui avait pu choisir un gars indéfinissable, avec un programme alliant écologie et culture? Il n'adhérait à aucun parti. Il avait basé son travail d'approche sur la pollution de la région sans parler de la commune en particulier et sur la promesse de la mise en place d'un festival de rock and roll. Le village serait voué à la misère et à l'arrivée de tout un peuple incontrôlable lui avait-on fait remarquer en guise de compliment et d'accueil à la mairie.

 

Le premier alternatif à arriver quelques mois après les élections fut le libraire. Il fit une entrée discrète... qui eut dans les jours suivants des retombées fracassantes. Il ouvrait une épicerie-café-librairie qui refusait de vendre le journal local. Le dit-journal le crucifia en moins d'une semaine et lui promit une aventure commerciale brève. L'homme en avait vu d'autres. Trente ans plus tôt, il avait participé à la rédaction d'un journal de combat qui s'était fait incendié par des extrémistes après la publication d'articles sur des camps d'entrainement néo-nazis dans les belles forêts de sa région natale. La situation dont il jouissait le rajeunissait, sa fille viendrait bientôt le rejoindre. Elle avait envie de connaitre un autre homme que celui qui avait été blessé par les ans.

 

La presse locale qui ne désarmait pas finit par faire une publicité remarquable à l'épicerie-café-librairie. Le troisième homme était en chemin. L'écrivain était un homme qui vivait comme dans ses livres. Il avait une tête pour la rue: crâne rasé, lunettes noires, politesse irréprochable. Il avait la réputation de ceux qui ayant donné leur réponse... n'en changeait plus. Il n'était jamais pressé par le temps. Jamais il ne voulut donner son pseudo à la presse locale et il faisait rire ses amis quand il apparaissait à la télévision portant une perruque parfaitement décoiffée, des lunettes noires de vieux rocker et une barbe de cinq jours. Inutile de dire en longueur que suite aux apparitions de ce personnage à la télévision, la page culturelle du journal ne se privait pas de le salir sans savoir que c'était leur ennemi rapproché. L'écrivain s'en réjouissait avec ses amis qui tenaient le secret comme des enfants en pleine aventure. Il était l'auteur d'ouvrage sur la résistance, l'esprit de création, la production et les échanges commerciaux de proximité, un critique de l'école au service des compétences attendues par les grandes entreprises et il évoquait sans cesse la révolution à venir... celle qui émanerait des projets locaux et alternatifs. « Penser local, agir local » était son invitation pour l'avenir. C'était peut-être lui le point de départ de nos relations mais jamais nous n'aurions voulu lui poser la question, nous préférions garder une part d'inconnu entre nous... Cette part d'inconnu qui permet l'égalité entre les humains. Ici, il était soupçonné d'être un auteur pornographique de bas étage qui jouissait d'une fortune immense. On le pensait organisateur de partouzes filmées dans sa vaste propriété. La police avait dû enquêter sur son compte... mais n'avait jamais rien trouvé de suspect chez lui. Le maire, chef de la police locale, avait laissé courir l'affaire car les hommes en uniforme étaient restés fidèles à l'ancienne majorité. Toutefois, il avait averti les services secrets des manigances qui menaçaient son ami.

 

Ces trois hommes avaient un ennemi commun... Le boss, comme ils l'appelaient hilares, un rien excités par leur position de comploteurs. «  Le Boss » ne travaillait pas au journal, là, de fait, il n'y avait que des hommes de main à son service, lui était directeur de l'école de la commune, celui qui avait signalé les disparitions. Cette académie des beaux arts installée en milieu rural, était tombée sous la coupe des ultra-réactionnaires de la région grâce à une intervention directe du président de la république... averti du danger que courait le territoire face à la politique libertaire du maire.

 

Il n'y a pas de petits conflits, il y a des appétits d'ogres ne laissant aucune table à l'abri des bouches avides de pouvoir.

 

De commun accord, nous avons pensé une stratégie du silence autour des disparitions, laissant libre cours aux interprétations du journal... Cette situation était une opportunité unique pour mesurer la façon de penser tant au niveau local que régional. Jusqu'où iraient-ils? Il fallait les laisser se démolir eux-mêmes avant d'intervenir en force. Il fallait laisser aller le débat publique pour mesurer les déchirements et les tendances au sein de la commune. Long exercice d'observation et de reconnaissance du terrain. Long exercice d'observation des réactions de l'état central qui sans doute ne se priverait pas d'un avis improvisé ici même. Avec les années, on s'était habitué à voir débarquer le président de la république à propos de tout et de n'importe quoi dans les coins les plus reculés de « son royaume ». Dans la tête du président, la famille devait souder les citoyens autour d'un projet sécuritaire et la situation de Maleterre deviendrait sans doute le prétexte à exploiter et une occasion de rejeter la responsabilité du drame humain sur le maire.... Nous avions appris qu'en haut lieu le maire était devenu un homme à abattre. « Pour peu, il se voit à ma place ce connard » avait dit le président.

 

Effet papillon inespéré.

 

Madeleine et Marcelin avaient bénéficié des services de l'agence « champ du possible ».

 

« Champ du possible » était un petit mouvement né à la suite d'un livre sorti de l'imagination de l'écrivain de Maleterre. Le thème en était la désertion: « certains d'entre nous peuvent s'engager dans la politique du pas de côté en changeant brutalement de position sociale ». L'auteur ne faisait aucune référence à la mise en place d'une agence qui accompagnerait les personnes désireuses de changer de vie mais il savait qu'un jour ou l'autre, elle verrait le jour... Peut-être par l'intermédiaire d'un des rédacteurs du journal intime et révolutionnaire. « Champ du possible » n'avait aucune connexion électronique, point commun avec les écrits confidentiels, les deux personnes qui en étaient responsables suivaient l'actualité en lisant la presse locale. Inutile de dire si le journal local avait encore atteint un but qu'il ne souhaitait pas. Les articles virulents contre le maire, l'épicier et l'écrivain avaient poussé les deux personnes à planter leurs regards dans le village maudit. Pendant des mois, ils ont observé la vie au bourg, ils ont repéré ceux qui étaient susceptibles de bouger et de créer un évènement. Il leur fallait courir un seul risque... Entrer en contact avec des nouveaux acteurs du mouvement de désertion. Grâce à une puissance financière provenant d'un commerce en vogue, « champ du possible » était en mesure de financer des nouvelles existences durant un temps important. Cette agence avait une arme imparable, elle réussissait son travail d'accompagnement grâce à une maquilleuse de génie. Elle avait fait ses classes au cinéma.

 

Madeleine et Marcelin n'avaient disparu que sous une autre apparence. Une Madeleine vivement rajeunie et un Marcelin aux allures plus matures firent leur apparition au milieu de ceux qu'ils connaissaient sans que personne ne put les identifier. Ils jouissaient du plaisir de la mystification sans modération et ne cachaient à personne leur relation amoureuse passionnée. Ils évoluaient au centre du bourg comme des nouveaux venus, ils avaient ouvert, du jour au lendemain, une librairie classique sur la grand-place de Maleterre. Le commerce marchait à plein rendement d'autant plus qu'il comprenait une petite pièce discrète interdite aux moins de dix-huit ans où les braves gens pouvaient acheter des objets de plaisir... et de distraction! Si la librairie n'avait rien d'original, la pièce du fond par contre avait tous les signes d'un lieu porno-chic qui hypnotisait ses clients: étagères sobres entourées de fauteuils rouges, miroirs en vis à vis donnant des perspectives sans fin, décor sonore composé de musiques mélangées à des petits éclats de voix ne laissant aucun doute sur les plaisirs éprouvés, bar à vin pour excuser les longs séjours des visiteurs, porte de secours discrète... Tout le monde fermait les yeux sur ce qu'il aurait dénoncé ailleurs. En fait, les clients disaient chercher les livres et les films X qui auraient pu être créés et réalisés ici même et ne se privaient jamais d'en profiter avec l'esprit tranquille de ceux qui mènent une croisade. « Le bouche à oreilles » fit le reste... Les contacts avec le journal fructifièrent d'une façon si remarquable que le rédacteur en chef vint les trouver et proposa aux deux bons libraires de faire partie du comité de rédaction en tant que lecteurs avertis et de superviseurs des titres.

 

Le directeur de l'école des beaux arts, ne perdait pas son temps, ravi de la participation des nouveaux libraires à la vie du bourg, il poursuivait ses efforts pour que la campagne « protégez nos enfants » voit le jour. Il souhaitait que la première dame du pays parraine le mouvement. Trois mois suffirent pour que l'opération soit acceptée, elle changerait seulement de nom, le slogan deviendrait « protégeons les enfants » afin que l'état ne semble pas s'approprier les générations à venir. L'homme fort de l'opposition locale accepta cette modification judicieuse. Il lui fallait trouver un endroit symbolique pour promouvoir l'opération qui aurait sans doute des retombées nationales et internationales. Il rêvait en secret d'une rencontre avec son ami le président. Dans son esprit, le choix de la librairie de la place du bourg s'imposait comme une évidence pour lancer la campagne.

 

Les deux libraires se sentirent pris au piège, ils ne pouvaient en aucun cas devenir les porteurs d'une telle incongruité. Étant désormais au comité de rédaction du journal, ils bénéficiaient d'un poste avancé pour modifier la tournure des évènements. Les plus vieilles recettes, les flatteries les plus éculées, ont toujours leur raison d'être, il leur fut d'une facilité déconcertante de remettre le projet à sa juste place. 

 

« Imaginons un instant que le président et son épouse du moment arrivent ici, jamais ils ne pourront être reçus dans une librairie! Il faut que votre campagne de sensibilisation bénéficie d'une cathédrale dédiée à l'enfance. Une cathédrale sans équivalent dans le monde, elle sera le symbole de la claire-voyance du président pour les problèmes majeurs de notre époque, elle sera comme un second souffle dans le cadre de sa campagne électorale, elle coupera l'herbe sous le pied à tous ses détracteurs. Personne ne pourra s'opposer à un projet de protection des enfants » dirent-ils tout de go!

 

Les remerciements fusèrent. Il fallait investir une somme d'argent importante dans l'aménagement d'un monument de grande dignité. L'académie des « zeaux barts » (tel était le nom officiel du site après un concours lancé par l'omniprésent journal du coin) avait par on ne sait quel mécanisme ni sous quelle responsabilité, une caisse noire qui ressemblait à une cassette de pirates de la plus belle époque: la nôtre! Personne ne connaissait le montant exact de ce trésor de guerre à l'exception du boss. Nos amis maquillés en libraires libertins bon teint venaient de nous apprendre ce lourd secret car le boss s'était laissé aller, il était en confiance, il flairait l'affaire de sa vie et le retour d'une majorité convenable dans sa commune. Ils décidèrent de sauter sur l'occasion: « À trois ans des élections municipales et à un an des présidentielles, il faut se lancer dans la bataille. C'est le moment d'investir ou jamais » dit le directeur des « zeaux barts ».

 

Toucher au capital qui aurait dû servir au financement de la campagne du président n'était pas une mince affaire. Il fallait en référer. Vite!

 

Le directeur des « zeaux barts », mine souriante, se fit fort de téléphoner au préfet qui avait l'oreille du président, l'autre écouta. Il se rendrait au siège du pouvoir le lendemain, les nouvelles ne se feraient pas attendre d'autant plus qu'il pouvait imaginer lui aussi un bénéfice personnel: la légion d'honneur. Il viendrait faire un rapport détaillé de sa rencontre dans les jours suivants, le directeur des « zeaux barts » ainsi que les hauts responsables du journal sauraient tout dans les détails... Nous aussi par conséquent.

 

Face au préfet, dans un restaurant gastronomique de la capitale, le président était plus nerveux que jamais. Par on ne sait quelle voie, il focalisait son attention sur la personnalité du maire de Maleterre, il sentait l'oignon, il était persuadé que cet homme deviendrait son principal adversaire dans les mois et les années à venir. C'était une intuition disait-il. « Cet homme veut ma perte, il joue sur le fil de la provocation et de la bienséance, j'ai eu l'occasion de le voir s'approcher de moi lors du congrès des maires, je n'ai aucun doute sur ses intentions. Dans l'affaire des disparitions d'enfants, il se comporte de manière habile, aucune faute ne peut lui être attribuée, il joue la carte du sang froid comme un homme d'état. Le commissaire de police n'a aucune prise sur lui, il me tient informé de ses moindres faits et gestes ».

 

Le préfet s'étonnait de l'emportement du président, aucune caméra de télévision n'était pourtant présente pendant les échanges, il le fit remarquer à son vieil ami.

 

« Tu ne comprends rien! » lui dit le président. « Sur ton territoire, la plus grande société de fabrication de beurre au monde - le beurre la vache! - est une des plus importantes sources de financement de ma campagne électorale ». « Le beurre la vache! ... le seul produit qui vaut bien votre pain! », tu connais?  « Le beurre... dans les épinards », tu connais? « Le cul dans le beurre », tu connais? « Le beurre et l'argent du beurre », tu connais?» « Tout ça, c'est moi, inscrit en images subliminales dans le cerveau de ceux qui chaque matin, midi et soir mangent du bonheur en motte ».

 

Le préfet était stupéfait et comme pour prouver sa bonne connaissance de l'actualité qui le concernait directement, il fit quelques rappels destinés à calmer le président: « que me dis-tu là, mon cher ami? Je croyais que c'était la vente des oeuvres des « zeaux barts » qui était notre noble source de financement. L'art au service du politique comme il ne l'avait jamais été dans l'histoire de notre pays ».

 

« Tais-toi! L'affaire est secrète au point que même le trésorier du parti n'est pas au courant. Maintenant nous serons deux à savoir. J'ai mis en place tout un réseau d'acheteurs, à l'image des réseaux alternatifs... parce que ça marche ces trucs-là, nom de dieu!. Ils commandent tous les jours des oeuvres surestimées aux « zeaux barts ». Leur argent provient directement de « le beurre la vache! » qui camoufle une partie de ses productions. Parallèlement, nous avons fait chuter le prix du lait pour augmenter nos marges bénéficiaires. Tu vois le bazar aux « zeaux barts! » Tout est du toc, les oeuvres achetées sont directement brulées parce que c'est de la merde. Tu m'entends de la merde. Ton école, c'est une blanchisserie. J'ai peur que le maire ne soupçonne l'affaire et pire, que les deux disparus du village n'aient été engagés par des services secrets d'un nouvel ordre pour me faire chanter, j'ai peur qu'ils n'aient infiltré mon réseau d'acheteurs. De plus, je sais que le maire a un ami de longue date qui est un manipulateur extraordinaire, on le faisait surveiller, on le mettait sous pression mais le salaud n'a jamais voulu se suicider malgré nos propositions alléchantes. On lui avait promis de faire parvenir une fortune à ses filles en cas de fin prématurée. Il ne mange même pas de beurre! C'est un sale con d'anarchiste tendance chaos! Un malade mental! Il a une fortune personnelle plus importante que la mienne, elle lui vient de l'euro-million, il est richissime! Et pour conclure, le tout, ce fouille-merde, ce voyeur, ce curieux de nature, a disparu sans laisser d'adresse. Pour peu, il est déjà à Maleterre en train de superviser les opérations. Ces gens-là, ils finissent toujours par se mettre en grappe ».

 

« Calme-toi! S'il te plait, calme-toi », disait le préfet.

 

« Calme-toi, j'ai peut-être une solution de rechange à te proposer pour utiliser l'argent ramassé par l'académie. Tu sais que je passe le plus clair de mon temps à penser pour toi, tu ne m'entends pas toujours mais cette fois-ci, je vais peut-être te sauver la mise ».

 

« Sois bref! »

 

« Voilà! Nous nous étonnions, avec le directeur des « zeaux barts » - qui ceci dit en passant est de plus en plus à l'aise dans la peau d'un larbin de province - du succès de la vente des oeuvres. Tu viens de me donner à comprendre... mais ce que tu ne sais peut-être pas encore, c'est que nous sommes dépassés par l'argent que nous accumulons. Tous les jours, avec un zèle à faire frémir n'importe quel chef d'entreprise, des femmes et des hommes viennent nous acheter des oeuvres... en fixant eux-mêmes les prix. Pas moins de mille euros la croute. Nous avons été obligés d'ouvrir 365 jours par an la galerie commerçante de l'école, les étudiants se plaignaient de devoir produire autant. Nous avons dû leur ristourner une partie des bénéfices sinon ils se seraient rebellés contre nous... en particulier les deux disparus. Deux meneurs impossibles à coincer tant ils étaient appliqués et avides de gains. Le pouvoir d'achat de ces jeunes rendrait fous de jalousie tous les ouvriers spécialisés du coin. Nous craignons même que les vocations d'artistes n'explosent dans notre région, ça commence à se savoir. Il me fallait une idée pour stopper cet amas de gain, je l'ai, tu vas comprendre. Je partage toutes tes inquiétudes. Nous sommes plus que jamais sur nos gardes, nous ferons attention afin de savoir si les deux disparus font partie des acheteurs réguliers, nous questionnerons les gens de la rue pour savoir si une espèce de délirant venu de l'étranger ne tente pas de pourrir un peu plus le bourg.

 

« Elle vient ton idée? »

 

« Tu as accepté de soutenir la campagne « protégeons les enfants ». Cette campagne de sensibilisation à forte connotation émotionnelle aura besoin d'un édifice remarquable pour se propager à travers le pays entier, à travers le monde! Nous avons pensé à la construction d'une cathédrale qui pourrait abriter un centre de référence concernant tout ce qui touche à l'enfance et la sécurité des citoyens. Elle sera comme un écran pour camoufler ta machine électorale, elle deviendra le lieu de coordination de toutes tes forces vives. Tu ne pourras être taxé d'avoir touché directement des fonds de « le beurre la vache! ». Ce sera de l'argent local dédié à un projet local dont tu pourras tirer un bénéfice évident. Lors de l'inauguration, on ne verra que toi. Tu auras inventé un nouveau mode de communication impossible à critiquer. La ligne de départ de ta nouvelle politique ne se situera plus en fonction d'un calendrier classique mais en regard de ce qui touche « le peuple » au fond de son coeur. Fais attention aux rumeurs qui courent déjà dans les principales villes du pays, tout le bordel que l'on découvrira d'ici quelques temps entre l'église et l'enfance va te servir de toile de fond pour accéder à la scène des grands discours. Tu seras l'homme qui aura anticipé la situation. Tu ne pourras être considéré comme le protecteur d'un camp dont tu as tant vanté les mérites au fil des années. En décidant d'habiter cet édifice – corps et âme -, tu te démarqueras de tout ce qui fait habituellement spectacle».

 

« C'est bon ça! »

 

« Le maire non plus ne pourra s'opposer. Il ne pourra en tirer aucune gloire pour avoir été si froid dans le dossier de ces jours-ci ».

 

« Pour peu nous pourrions monter une affaire d'enlèvement d'enfants quelques jours avant la pause de la première pierre de la cathédrale ».

 

« On verra! On verra!

 

« N'oublie pas de faire avancer le calendrier de l'église en même temps que le nôtre. Merci, tu peux disposer!

 

À la fin du récit, tous les membres des « zeaux barts » et du journal étaient pétrifiés, comme comptant les jours qui leur restaient à vivre. Les deux libraires semblaient plus sages que jamais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 3: retour à la réalité.

 

L'affaire dont il m'était parvenu un épisode par l'intermédiaire de la boite aux lettres, était pour le moins curieuse. Elle aurait prêter à rire si je n'avais pu vérifier quelques éléments concrets du récit dans la réalité... Il existait des traces en lien avec les écrits de Nicolas Julien sur un nombre incalculable de sites électroniques. « Le plat du jour », « Le beurre, la vache! », « les zeaux barts », la cathédrale de tous les succès, les heureux disparus, les anarcos-pornos, « le champ du possible », la révolution en filigrane, toutes ces appellations fantaisistes étaient de fait, des noms de groupes musicaux se produisant sur des scènes alternatives... Principalement lors de rave-party. Rien de tout ça ne se trouvait dans la presse traditionnelle. Personne n'en parlait en rue... Et pourtant!

 

L'autre seule information significative que je pouvais exploiter par recoupement tournait autour de la phrase: « Comme on voit les étoiles à l'oeil nu, on peut voir la vie des autres et l'interpréter ». Cette phrase était commune au journal et à la première lettre que j'avais reçue. Nicolas Julien, était-ce un nom d'emprunt, une signature de journaliste, une façon de me perdre un peu plus ou de me piéger? À qui en parler? Je n'avais plus établi la moindre relation de confiance depuis des mois, la plupart des personnes de mon entourage ne donnait aucun crédit à mes dires. Si je voulais de nouveau toucher au sentiment d'existence, il me restait à prendre la route pour le village de Maleterre.

 

La vieille boite à cigarettes contenait 15.950€. Je pouvais anticiper mon départ... Gagner du temps sur la misère au quotidien. Je partirai par des chemins détournés, faisant étape où bon me semble, empruntant les transports en commun, payant toujours en liquide pour ne laisser aucune trace... Puisque je me sentais pressé, je prendrais des détours! J'arriverai au bourg en pleine saison estivale pour assister au festival tant décrié. J'aurais pu y être en quelques jours, je me donnais trois mois pour y arriver, j'avais besoin de me changer les idées avant de plonger dans cette histoire. J'avais trouvé l'adresse du bureau de poste local et m'arrangeai pour y faire transférer mon courrier... Source de revenu!

 

Ce ne serait pas la première fois que je m'en irais à l'invitation d'un prétexte ayant peu d'attaches avec ce que les autres appellent une affaire sérieuse. Je vivais depuis longtemps dans l'obligation de créer des chemins de traverse. En général, mon seul bénéfice consistait en gain de temps sur la mort. Je m'en étais toujours sorti vivant, un peu plus désespéré, mais vivant. À force, j'atteindrai sans doute l'âge de la retraite. Les petites vies sont souvent confrontées à des intérêts qui les dépassent et doivent rivaliser avec ceux qui ont intérêt à ce que la vérité n'apparaisse jamais au grand jour. La théorie du « bon moment au bon endroit » est plus souvent vérifiable qu'on ne pourrait le croire. Il suffit de s'impliquer un rien dans l'actualité pour le constater, il suffit de lire la rubrique des chiens écrasés pour commencer à réfléchir.

 

J'ai suffisamment rencontré et écouté les fous pour savoir qu'ils transportent des sacs que personne n'accepte à la consigne de l'humanité. Ils sont les dépositaires d'histoires qui ne feront jamais l'histoire racontée. Au mieux, leurs bagages terminent au rayon des objets perdus, leur vie se déroule en allers-retours, ils cherchent une oreille attentive qui les écouterait, ils trouvent une main pour les éloigner. La préférence va encore et toujours à ceux qui débitent de beaux discours sur l'ordre, la sécurité et les intérêts supérieurs de la nation... Ou plus simplement sur l'intérêt particulier de partis politiques prêts à tout pour exercer un pouvoir de façade. Beaucoup de monde vit comme si rien n'était en dehors de ces sphères artificielles, bien rodées au spectacle, bien rodées aux tensions... Beaucoup de monde vit comme si rien n'était, surtout près de chez lui. Un enfant battu, un élu sponsorisé par une chaine de grande distribution, un président de la république jouant sur les mots, un SDF qui tombe dans la rue, une maison qui cache la blanchisserie du fond... Tout ça est devenu monnaie courante et, dans le meilleur des cas, engage les gens dans une forme d'indignation confortable au coin du bar. Je sais de quoi je parle, je fais partie des fous... Je sais des choses que personne ne veut réceptionner. Je suis un objet encombrant qui fait désordre dans les salons. J'en suis arrivé à me poser des questions par l'absurde: est-ce que j'ai la preuve de mon existence parce que j'ai une boite aux lettres? Parce que je suis en train d'amasser une fortune au jour le jour? Parce que j'écris des masques et des hommes comme on prendrait le chemin d'un carnaval permanent? Parce que je parle seul, à mots couverts, près d'un miroir embué... de peur de me reconnaitre?

 

Sale temps pour les nomades!

 

En cours de route, une belle occasion est venue frapper à la porte de mes envies. J'étais au milieu d'un petit village à vendre... Comme on en trouve parfois dans les régions qui ne représentent aucun intérêt économique. Si je ne pouvais me permettre dans l'immédiat d'acquérir les cinq maisons qui avaient été réhabilitées par un artiste oublié par les agence de cotation officielle, je pouvais par contre m'offrir la superbe roulotte qui trainait aux alentours pour terminer le voyage. Elle était de construction classique, d'apparence sortie du temps grâce aux mains d'un maître-artisan, principalement en bois, montée sur des lames de ressort qui annonçaient un confort agréable en cours de route. Elle avait appartenu à une famille de Tziganes et pouvait abriter quatre personnes. Elle devait être tirée par deux énormes chevaux qui heureusement n'avaient pas encore pris le chemin de l'abattoir au moment de la transaction. Elle offrait tout le confort dont je rêvais et me permettrait de faire une entrée remarquée à Maleterre. J'avais besoin d'être reconnu dès mon arrivée, je ne voulais faire aucun effort au moment des premiers mots. J'avais besoin de sourires, de poignées de mains, d'un grand verre de vin et d'entrer directement dans l'action décrite par le journal. Que du plaisir en vue!

 

Le chemin à parcourir allait s'étirer au son des pas et des sabots des deux chevaux, il serait l'occasion d'écouter à chaque détour, de prendre des notes et de déposer quelques réflexions dans les talus des campagnes ou autour d'une bonne table, avec les témoins privilégiés de situations laissées dans l'ombre par les écrans officiels. Je ne voulais plus jouer dans un monde représenté par des images et des analyses de plus en plus préfabriquées, ignorant les sensibilités individuelles et empêchant les prises de parole spontanées.

 

L'actualité, une fois passée par l'alambic des canaux d'information, revêt un autre habit et semble irrémédiablement acceptable... Qu'elle soit proche ou à l'autre bout du monde, on en fait « une chose » bonne à ranger dans une impasse. « Une chose » sur laquelle on ne prendra pas le temps de revenir. Je parle d'expérience. Je parle au noir, du fond d'un atelier empoisonné. Je sais que les exclusions dont j'ai fait l'objet sont le résultat d'une exigence, je ne peux imaginer la fin de ma vie enrobée par des mots et des témoignages sur une quelconque collaboration aux jeux du cirque... Je suis toujours parti avant que l'assemblée ne mette le pouce vers le bas. Je serai sans doute trahi mais avant que la trahison ne fasse son office, j'aurai au moins formulé ma position sur la rose des vents et à l'entrée des villages. Du plus loin que je me souvienne, je suis allé me confronter à quelques détails révélateurs de l'existence des gens, au jour le jour. Il me fallait être présent aux évènements pour m'autoriser le droit à la parole... Parole qui, le moment venu, dans un cadre maquillé par le politiquement correct, ne trouvait plus aucun interlocuteur pour dialoguer, discuter, batailler, résister. Notre époque est en train de fabriquer des témoins froids, capables regarder des humains se faire égorger sur l'écran de l'ordinateur mais incapables de croiser un regard dans la rue.

 

Le voyage s'est déroulé au printemps, en couleur, dans le courant des jours qui s'allongent. J'avais besoin d'éclats de lumière. Les levers du soleil ralentis par la brume me convenaient, les soirs tombant paresseusement me séduisaient. Je trouvais toujours un pré ou l'entrée d'une ferme pour m'accueillir. Quelques rencontres m'ont permis de vérifier l'état d'esprit des habitants d'un pays oublié par ses dirigeants. Qui a dit: « statistiquement tout s'explique, personnellement tout se complique »? L'état dans lequel les gens survivent est une chose encombrante pour le cerveau formaté des technocrates. Au fil des témoignages, j'ai trouvé le courage de poursuivre le chemin pour Maleterre. Je ne pouvais me permettre de m'arrêter pour résoudre des conflits inchangés au fil des années, je devais trouver le lieu qui ressemblait à une nouvelle forme d'aventure, une « ile en terre », le pays où « on pouvait dire les choses impossibles à dire ». Pour moi, c'était une question de survie. J'avais trop souvent répété les mêmes cheminements, je devais m'évader. À force de vouloir m'engager dans des combats de premier ordre, j'étais toujours arrivé au constat de l'impuissance des acteurs de terrain face aux raisonnements intéressés des responsables...

 

Les quelques lignes qui viennent de sortir spontanément de mes doigts, bien plus que d'un raisonnement, sont comme une rechute dans une intoxication habituelle, elles me coutent tremblements et angoisses, je dois au plus vite m'en éloigner de peur de sombrer dans le souvenir d'une vie dédiée aux interventions en urgence face à l'horreur économique. Je dois oser entrer dans le terreau du « plat du jour » pour en revenir... souriant.

Chapitre 4: le village de Maleterre.

 

Je suis arrivé au village de Maleterre par la colline qui le domine au sud. Je suis arrivé par la vieille voie. J'ai dételé les chevaux profitant d'un bel espace appelé « le coin du bois ». C'était un terrain de plusieurs hectares, bordé au nord, à l'est et au sud par une forêt. À l'ouest, il n'y avait rien pour entraver la vue jusqu'à l'océan. Aucune clôture ne délimitait l'endroit. Les chevaux avaient assez d'herbage autour d'eux pour ne pas chercher à s'éloigner de la roulotte. Je me suis installé tranquillement... Attendant la venue d'un visiteur.

 

Après quelques jours de solitude, quelques caravanes tirées par des véhicules puissants m'ont rejoint. Nous étions désormais entre « gens du voyage ». Ils parlaient tous le français. En peu de temps, pour n'avoir posé aucune question sur leur mode vie, pour avoir partagé mes vivres avec les leurs, nous avons établi des liens qui ressemblaient à des véritables échanges de points de vue. Ils venaient de vivre des moments difficiles à répétition. Expulsés de partout avant d'avoir pu s'installer un minimum de temps, mis sous les feux des projecteurs par des discours politiques plus violents que des coups de matraque ou des pelles de bull-dozers, ils n'avaient pu présenter aucun de leur spectacle. Saltimbanques, ils vivaient du théâtre. Ils mettaient en scène des histoires vécues venues de temps lointains ou de ces jours noirs qui faisaient leur actualité. Ils parlaient en riant comme rient ceux qui en connaissent un bout sur le désespoir. Ils parlaient comme ceux qui lancent des mots dans un chaudron... Qui finira par sentir bon la soupe du soir.

 

Combien de temps durerait ce moment d'exception? C'est le maire du village qui a ouvert la possibilité d'autres échanges.

 

Au premier regard, nous nous sommes reconnus. Nous ne nous étions pas fréquentés longtemps... Quelques jours tout au plus. À l'époque, une époque qui venait de voir tomber un mur de légende, nous étions en chemin vers un pays en pleine guerre civile, nous voulions participer à un combat symbolique. Nous avions passé une nuit glaciale, au moment de la Noël, dans une prison abandonnée, située dans le no man's land entre deux pays sous l'emprise de dictatures incomparables. Nous nous étions retrouvés là pour ne pas crever de froid, nos chemins s'étaient croisés par hasard, comme quand les hommes veulent changer le cours de l'histoire. Nous nous étions jurés de ne jamais nous perdre de vue, la vie en avait décidé autrement, nous étions heureux de voir notre vieux désir de camaraderie s'accomplir en ce jour. Nous avions vieilli comme les chevaux vieillissent. Vingt ans sans nouvelle, vingt ans sans un mot, les traits marqués par les combats, les colères, les déprimes, les nuits blanches et les alcools, ne nous ont pas empêché de reprendre un dialogue sorti d'ailleurs.

 

Comme si nous n'avions plus aucun temps à perdre, en toute confiance, le maire me demanda si je recevais les courriers quotidiens qui m'amenaient des fonds. Il savait que si j'étais présent c'était grâce aux exemplaires du « plat du jour » joints aux lettres. Il avait retrouvé ma trace dans des circonstances étranges. Lors d'un débat sur les interventions sociales en urgence qu'il avait organisé plusieurs mois auparavant, un intervenant avait évoqué une de mes vieilles prises de position en lisant le dernier article de presse que j'avais rédigé, ça l'avait fait sourire car il avait pu reconnaitre le cynisme qui me caractérisait... J'évoquais l'inutilité du travail des ambulances dans les rues de la ville si les lieus d'accueil où elles se rendaient ne pouvaient jouer le rôle d'un habitat alternatif pour les personnes directement concernées par l'exclusion. J'évoquais un travail en forme de manège devenu fou et obligeant chacun à repasser par la case départ. Zéro!

 

Le maire avait besoin d'être entouré, il cherchait à mettre en place une équipe composée de sources n'ayant aucune formation commune. Il marchait sur des oeufs, il menait un combat pour atteindre le sommet de la république, il ne pouvait imaginer prendre le pouvoir sans diversifier ses points de vue. Le projet était en marche depuis plusieurs années, j'arrivais pour la phase finale: « l'opération cathédrale ».

 

Après quelques échanges destinés à vérifier si nous avions réuni les conditions nécessaires au développement d'un projet commun, mon vieil ami, me dit qu'il courrait le risque de me voir participer à des réunions confidentielles... Quoiqu'il pressentait que je m'étais radicalisé et qu'il me serait sans doute pénible de quitter l'état marginal dans lequel je m'étais engagé sans avoir l'air de me renier. Il craignait, comme un certain nombre de mes proches, que mes points de vue ne puissent plus se partager dans le cadre d'un travail d'équipe. Il avait décelé quelques signes de folie dans mes sourires et mes expressions. De fait, je ne m'exprimais plus que par images, par métaphores, avec l'acide de l'humour. Toutefois, il voulait me rendre service, m'aider à sortir d'un mauvais pas qui s'éternisait et se répétait au fil des années. Il plaçait ses espoirs dans le bénéfice du dépaysement. Changer de pays, c'est comme changer de langage. Changer de cadre de vie, quitter tout ce qui fait ritournelle politique, identifier un idéal, étaient des moteurs dont on pouvait imaginer la puissance. Pour mon cas, il rêvait de guérison.

 

Pour faciliter le projet de construction de la cathédrale, le maire s'y opposerait. Il avait décidé de stimuler ses ennemis en leur mettant des bâtons dans les roues. Il ne voulait pas se glisser dans la peau d'un opposant idéologique, il jouerait seulement aux limites du cadre. Sa crainte était de voir la cathédrale érigée « au coin du bois », il s'y opposerait en refusant le permis de bâtir. La zone serait bientôt considéré comme réserve naturelle... Pas question d'y trouver un hommage au conformisme de la région et du pays.

 

Je me régalais d'être là! En accord! Tout en nuance d'écoute! Ça me changeait d'un monologue intérieur qui venait de m'absorber totalement. C'est fou ce qu'on a de choses à se dire quand le monde extérieur ne frappe plus à la porte, quand plus rien n'invite à l'action, quand l'indignation des uns ne peut plus être conçue comme une façon de s'inscrire dans le courant car on ne sait que trop que les indignations ne mènent qu'à des discours d'autosatisfaction. Je poursuivrais le chemin si on me permettait de m'exprimer.

 

Après quelques jours de découverte, de rencontres discrètes, de repérages, de promenades touristiques, le maire m'a octroyé une parcelle de terrain sur laquelle je pourrais installer la roulotte sans me faire remarquer outre mesure par l'opposition. J'aurais préféré prendre racine le long de la nationale, près de l'épicerie-café-librairie. Je vivrai « au coin du bois », pour, officiellement, observer des oiseaux menacés de disparition. Une proposition de travail me permettrait d'être mieux accepté par les autres comploteurs. Nicolas Julien était fatigué d'être un des responsables de la rédaction du « plat du jour », je lui succèderais à la tête du journal qui portait le numéro 9 dans la série limitée que nous pouvions partager.

Je bénéficierais toujours des 50€ quotidiens, le transfert de courrier que j'avais mis en place lors de mon départ fonctionnait sans faille. L'agent des postes travaillait avec nous, il cachait toutes mes enveloppes dans un coffre secret de la mairie.

 

La tranquillité financière dont bénéficiaient tous les membres du groupe permettait d'éviter une majorité de conflits en interne. La fortune de Nicolas Julien acquise grâce à l'euro-millions, le commerce qui faisait des ravages dans les portes-monnaies des bourgeois en mal d'aventures et une façon de vivre en marge des consommations habituelles ouvraient des horizons sans limite à nos espérances.

 

Il nous faudrait jouer la carte de l'humour!

 

Comme dans toute situation d'apprentissage, l'équipe de Maleterre me proposa dans un premier temps de jouer, de jouer sur les apparences! Je fis la rencontre de la maquilleuse de l'agence « champ du possible ». Durant quelques mois, elle me permettrait de prendre des allures incomparables. Je pourrais me rendre dans n'importe quel lieu public sans risquer d'être reconnu par mes interlocuteurs au fil des jours. Ils ne pourraient faire aucun lien entre le touriste égaré, habillé de prêt-à-porter pour terrains de camping, le représentant de commerce pressé, pesant près de cent kilos et l'amateur d'art branché et sophistiqué dont je prendrais les identités. Sous les traits de chaque personnage, j'irais observer la rédaction du journal local, l'académie des « zeaux barts » et le « café de la place ». Trois rôles et trois variantes, des jours de travail effectif, il y avait bien longtemps qu'un tel effort ne m'avait plus été demandé.

 

L'entrée dans le cours d'une révolution avait tous les traits d'une ascension fulgurante.

 

Vertiges à l'horizon!

 

L'équipe de choc de Maleterre allait m'offrir un cadre de travail extraordinaire. Pour réaliser les épreuves d'observation des lieux stratégiques du village, non seulement je serai mis à l'abri grâce aux compétences de la maquilleuse mais en plus, je bénéficierai d'une supervision, ensuite, je disposerai du temps nécessaire pour rédiger une édition spéciale du « plat du jour ».

 

Qu'espérer de plus?

Chapitre 5: « Le plat du jour »...

dernière mouture d'un journal de bord.

 

Le touriste égaré, rôle que nous avions choisi en premier pour sa banalité, ne s'avéra pas être le bon choix... Du moins, lors de la visite du journal. Au bistrot, il fut simple de jouer l'émerveillé, le jouisseur, l'imbécile, l'amateur de bières, l'ami de tous, le cochon payeur de tournées générales, le raconteur de blagues, le dragueur de femmes seules et d'être payé en retour par des propos sur le bien-vivre au village. Aucune critique, dans aucun domaine, ne vint gâcher ce jour de fête, les habitants jouaient chacun un rôle dans la réserve... Pour peu on se serait cru au milieu d'un parc d'attraction, il ne fut question de politique que pour affirmer qu'en ce lieu béni la politique n'avait aucune emprise sur les habitants. Le café du village servait de vitrine naïve aux bons penseurs et aux langues de bois. En peu de temps, tout ce que mon collègue Nicolas Julien avait pu entendre s'était transformé en propos publicitaires pour le paradis de Maleterre. Le bon peuple avait sans doute été convié à parler pour ne rien dire. Pas un mot sur les disparus. Pas un mot sur le maire hors norme. Rien que des invitations à profiter des commerces traditionnels et surtout de la librairie de la place... Le magasin qui avait pimenté la vie du bourg. Je me régalais de ces nouvelles en creux. Moins les gens du coin en disaient, plus ils démontraient la reprise en main de leur parole par l'opposition locale. Les scènes étaient tellement bien rodées qu'elles avaient des allures de sketchs. Maleterre, pays de récitations convenables pour ignorants... Heureux de l'être. Maleterre, pays coupé en deux, son centre géographique conformiste, sa périphérie aux barricades.

 

À l'académie, étant donné que le président de la république en personne avait demandé au personnel d'être attentif, même un touriste aux airs bon-enfant tombait sous le coup de la loi anti-terroriste: « sac au vestiaire, temps de visite mesuré, appareil photo interdit, achat contrôlé », pouvait-on lire sur des panneaux placés tout le long de l'exposition. Deuxième renseignement d'importance, vérification de la tension. L'école ne s'exprimait pas de façon particulière sur sa politique sécuritaire, elle avait conçu un plan général d'une froideur simple et efficace! Il reste à signaler que tout achat devait obligatoirement se faire en argent liquide, aucune carte de crédit n'avait cours là.

 

À la rédaction du journal, la mise en scène imaginée par l'agence, au lieu de simplifier le travail, le rendit presque dangereux... presque! Nous avions imaginé que si le personnage que j'incarnais était touriste, ce dernier voulait aussi faire de ses vacances une occasion de reportage à transmettre à ses proches. Il faisait partie d'un groupe de reporters occasionnels appelé pour la circonstance « Tintins en vadrouille ». Il voulait témoigner de l'activité intellectuelle des villages les plus reculés du pays, c'était son thème de reportage depuis plus de vingt ans.

 

Le siège du journal ne tarda pas un instant à prouver son rôle subalterne dans l'affaire qui nous concernait. Non seulement, le simple touriste eu droit à une rencontre avec le rédacteur en chef mais de plus, le directeur des « zeaux barts » se déplaça. Tous deux se mirent à questionner le petit touriste venu du pays du rhumatisme comme s'ils avaient en face d'eux un espion hors pair. La police fut appelée, une vérification d'identité fut opérée, une enquête serait ouverte à long terme sur la présence incompréhensible d'un touriste en ces lieux et seule une intervention en urgence des deux libraires de la place put enlever un peu de pression à ce moment particulièrement violent.

 

Nous étions sûrs que la guerre était bien engagée entre le pouvoir central, l'opposition locale et notre camp. On se serait cru dans un bunker un jour de colis piégé. Tout était source de soupçon et de réaction. Il nous faudrait procéder à un long moment d'analyse stratégique et à une bonne supervision pour entamer le second rôle, celui du représentant de commerce pressé.

 

Qu'y a-t-il de plus banal qu'un représentant de commerce? Un attaché de presse! Un porte-parole! Mais pour ne pas en faire trop, nous avions opté pour le représentant de commerce qui était généralement bien accepté par toutes les communautés. Un représentant de commerce, ça parle aux désirs des gens, ça ne mange pas de pain, ça montre qu'il ne pense pas par lui-même, ça conjugue la politesse par tous les temps, ça débite des choses convenues, ça fait des cadeaux, ça rend des services, ça fait passer les ragots, ça n'éveille pas les soupçons. Les gens adorent ceux qui revêtent les habits du second rôle, du modeste, du « trop poli pour être honnête », grâce à lui « monsieur tout le monde » peut reprendre un peu du galon. C'est un rôle à conseiller à tous. C'est une oreille qui voyage et qui accumule une somme de connaissances sur l'espèce humaine digne des plus grandes encyclopédies. C'est un homme qui surfe sur la bêtise au service du pouvoir d'achat. C'est un créateur de besoins. C'est un homme qui enlève une grande part de la mauvaise conscience des foules endettées. C'est un courant d'air dans le manque d'imagination de la majorité des consommateurs. C'est un dieu de passage, sans promesse d'au-delà.

 

Pour le rôle, j'avais dû prendre l'aspect d'un bonhomme bedonnant. Les bandes de tissu et de mousse qui m'entouraient laissaient voir un homme quinze kilos plus gros que le touriste. La masse que je promenais dans les rues de Maleterre était vêtue d'un costume sombre à rayures. Avec la classe d'un homme endimanché et relaxe, la cravate un rien relâchée, la mallette témoignant de dizaines de milliers de kilomètres et le rire en guise de bonjour, je vendais des caméras miniatures avec système de conservation des documents simplifiés. Mon produit pouvait être utilisé par le premier venu, il coutait trois fois rien, il pouvait être placé partout sans éveiller les soupçons tant il avait été miniaturisé. Les documents produits, d'une qualité inégalable, pouvaient être visionnés sur un écran de télévision et pouvaient se conserver plus d'une dizaine d'années. Pour accrocher les gens, je parlais d'insécurité domestique « mieux vaut tout savoir sur ce qui se passe dans la maison même quand on n'y est pas, dans la salle de bain pour éviter les accidents, dans les chambres pour prévenir les incendies ». Je parlais d'insécurité tout en faisant un clin d'oeil à celui qui voulait comprendre qu'il pourrait devenir un immense voyeur... et ça marchait. Du tonnerre! Surtout dans les bistrots! Les gens se laissaient vite aller, ils devenaient des scénaristes spontanés, ils avaient l'imagination grivoise, ils rêvaient de transformer leur maison en gîte rural... Pour se régaler de la vie des gens de passage. Et la bonne humeur se répandait sur mon passage comme une odeur de gaufre chaude en pleine hiver.

 

Quand je suis sorti du bistrot de Maleterre, l'argent avait gonflé mon porte-feuille et ma réputation de bon-vivant. Quel produit pour des vies monotones qui ne demandaient qu'à se rassurer et à voir!

 

Mon entrée au journal avait été précédée par les libraires. Je n'avais même pas dû me présenter... Ce qui, pour un représentant de commerce, est un gain impossible à chiffrer. Je fus accueilli par tout le comité de rédaction et le directeur qui était en très grande forme. Ce petit monde bourré de bonnes intentions, ça se voyait à leur sourire de groupe mécanique et figé, voulait « créer un évènement local ». Il était dans leurs intentions de mener une campagne de sensibilisation sur le bonheur à domicile en réaction au malheur qui avait frappé la commune. Le journal serait acheteur de la caméra miniature, si elle était dissimulée dans un objet dont on n'aurait pu deviner la fonction. Il souhaitait qu'elle soit réalisée sur base des modèles que les jeunes parents pouvaient trouver dans les magasins spécialisés en périnatalité... Afin de surveiller, à chaque instant, le sommeil de leur nouveau-né.

 

Dès les premiers mots, les responsables du projet m'ont demandé de travailler sous le sceau du secret professionnel. Je m'en voyais flatté, ravi, grandi. J'aurais pu croire que j'étais attendu comme un sauveur tant ils avaient tout prévu, même les questions d'ordre stratégique: « pourrait-on, avec l'aide financière de la société pour laquelle vous travaillez!, réaliser des affiches et des dépliants publicitaires en soutien à cette opération afin qu'elle passe inaperçue? » Je n'en demandais pas tant. Je faillis en rougir de plaisir. J'allais vendre mon produit-phare par centaines d'exemplaires, il se retrouverait dans chaque maison du bourg. Il me fut d'une facilité déconcertante d'expliquer le fonctionnement de ces caméras à vie éphémère que le propriétaire devait récupérer au bout d'une semaine pour les remplacer par de nouvelles et ainsi alimenter sans cesse la source de ses documents. Ce fut une joie de mettre en place le projet « porte-bonheur » avec toute l'équipe... « Vous proposez, à toute la population ainsi qu'aux personnes que vous désirez espionner, un ours en peluche à accrocher au mur du salon. Généralement, la personne interpelée n'y voit aucun inconvénient tant ce petit cirque ressemble à une opération sans grande prétention. Le côté mignon est encore plus important si ce sont de charmants enfants qui s'en font les diplomates ». Je fus applaudi, le journal me commanda des centaines de caméras-cachées. Pour quatre d'entre-elles, elles seraient renouvelables cinq fois... Il en ferait un usage particulier sans m'en dire plus.

 

Nous allions pouvoir nous régaler entre comploteurs car je m'étais gardé de prévenir ces bons clients qu'il existait un système de blocage des surveillances.

 

 

Sans que je demande de facilité d'introduction à l'académie des « zeaux barts », le directeur du journal m'invita à le suivre chez son cher ami... Qui ne serait pas un client pour moi mais qui se ferait un plaisir de me montrer son propre système de surveillance. Entre professionnels, on peut partager de bons moments. Quelle journée, quelle récolte, quel avenir!

 

L'académie avait été conçue à l'image d'un grand musée de renommée mondiale. Une vaste salle d'accueil où des oeuvres avant-gardistes donnaient le ton, permettait aux visiteurs de comprendre qu'il venait d'entrer dans un lieu sacré. La salle abondamment éclairée se poursuivait par un escalier en colimaçon qui menait aux différents étages. Tout au long du parcours conçu comme une ascension vers un autre monde, l'amateur d'art pouvait admirer le travail des étudiants. L'ensemble était truffé de caméras miniatures. Plus d'une dizaine d'angles de vue étaient couverts par des merveilleux appareils venus en droite ligne des services secrets personnels du président de la république. Plusieurs années d'enregistrement de tous les mouvements quotidiens étaient consignées dans un coffre, aucune personne ne pouvait échapper à ce contrôle... Ce qui nous permettrait d'identifier tous les acteurs du financement de la campagne présidentielle! Avec l'épingle de cravate que je portais avec ostentation, toute la mise en place du système de surveillance fut captée. Il me fallut faire un effort surhumain pour passer deux heures avec ces sinistres individus... Je rêvais de rejoindre mes amis pour fêter les avancées significatives de notre projet révolutionnaire. Nos chers ennemis jouaient dans la cour des grands, avec nos tactiques d'enfants turbulents, nous avions des longueurs d'avance. Nous ne voulions en aucun cas, nous faire passer pour plus malins que nous étions.

 

Pour assurer un travail de qualité, j'avais demandé un délais de quelques semaines aux responsables du journal. Non seulement, il fallait cacher les caméras dans le nez des petits ours en peluche (symboles de la campagne porte-bonheur) qui seraient déposés dans toutes les habitations de Maleterre et en particulier à l'hôtel de ville, aux domiciles des maire, libraire, écrivain, mais il fallait que je mette en place l'écran qui annulerait la portée des quatre dernières caméras. Je disposais d'une équipe de techniciens habiles qui allaient construire un triptyque à placer devant les caméras politiques. Dans leur cas, le nez de chaque ours enregistrerait des scènes préparées en studio, particulièrement banales et fatigantes à observer par les commanditaires. Au domicile du maire, une scène inlassable sur des achats de vêtements montrerait un homme maniéré et narcissique. À la librairie, on pourrait voir des interminables moments de préparations culinaires avec commentaires ajoutés. Chez l'écrivain, de longues séances de lecture à voix haute des textes de Marcel Proust allaient se succéder. À l'hôtel de ville, des réunions sur la pose d'un nouveau système d'égouttage dans toutes les rues du bourg allaient être au centre d'une nouvelle politique communale. La mise en scène de l'ennui, de la bêtise et de la banalité de nos vies respectives fut à la fois éprouvante et comique. Non seulement, j'allais m'enrichir en vendant des images insignifiantes mais de plus j'allais tranquilliser tout le petit monde que nous combattions en leur démontrant notre manque d'ambition. Nous leur apparaitrions moins dangereux que prévu, tout à fait inoffensifs, naïfs, presque sympathiques. Après avoir visionné nos activités les plus intimes, ils pourraient baisser la garde et se rendre actifs au projet de cathédrale sans trop se prendre la tête.

 

Le rôle d'amateur d'art que nous avions imaginé au départ nous apparut superflu, voire dangereux. Il ne fallait en aucun cas perdre les avancées que le rôle du représentant de commerce avait provoquées. Il s'était déjà avéré que la moindre finesse dans l'approche mettait nos adversaires aux abois. Notre récolte était suffisante pour l'heure. Pour contrer la moindre surveillance, nous nous réunissions dans la roulotte à l'abri de toute écoute et de tout regard. De plus, il était de toute première importance de démontrer rapidement les mécanismes du système de financement de la cathédrale et par conséquent du financement de la prochaine campagne présidentielle.

 

Les jours suivants amenèrent leurs lots de bonnes surprises. Manifestement, nous étions dans ce qu'on appelle « une bonne série ».

 

Au milieu du bourg, vivait depuis longtemps un personnage totalement confondu au décor. L'homme, un aveugle sympathique et discret d'une cinquantaine d'années, avait pris place à côté de la porte d'entrée de l'académie des « zeaux barts » le jour de l'inauguration. Il s'était installé là pour faire la manche en toute tranquillité, demandant un euro à chaque personne qui s'était procuré une oeuvre d'art. Il fut accepté sans la moindre critique, avec bienveillance. En somme, il était devenu, au fil du temps, le dépositaire de la bonne conscience d'un petit monde affairé et quelques fois culpabilisé par le rôle qu'il tenait. Tout le monde l'aimait pour sa discrétion, ses regards et ses silences réconfortants. Pour mille euros dépensés par chaque acheteur, il s'enrichissait d'une pièce... Un petit rien du tout qui allait s'avérer être une affaire en or. Il récoltait tant et tant d'argent qu'il avait dû se munir d'un sac à roulettes pour rentrer chez lui. Les récoltes quotidiennes étaient trop lourdes pour être portées à bout de bras. 365 fois mille euros, ça fait des tonnes de métal à ranger et à dépenser. Cet homme méticuleux faisait tenir un livre de comptes journaliers par un comptable pour profiter plusieurs fois de sa richesse. Il avait fini par acheter une bonne part de l'hôtel où il séjournait dans le luxe et avait pu engager quelques personnes à son service... Un chauffeur avec Rolls Royces, une lectrice et belle dame de compagnie, un cuisinier, un jardinier. Il était resté d'une modestie frôlant la perfection humaine jusqu'au jour où son odorat le réveilla de sa torpeur luxueuse.

 

Un jour, il devrait sortir de sa tanière pour s'associer à quelques amis pressentis.

 

C'est au maire du village qu'il s'adressa.

 

« Monsieur le maire... auriez-vous quelques instants à partager avec moi? Et si ce n'est pas trop vous demander, auriez-vous l'amabilité de m'offrir un plat du jour dans une bonne auberge du coin pour que nous prenions le temps de causer un peu? Un plat du jour, c'est bien peu de chose pour quelques confidences à vous faire. »

 

Le maire était avant tout un homme d'écoute. Il avait un peu de temps devant lui, il avait faim, il savait qu'à l'épicerie-café-librairie, dans une petite pièce éloignée de l'ours en peluche, il pourrait déguster une blanquette de veau de derrière les fagots et sans plus attendre il accompagna l'aveugle considéré comme un sage à Maleterre.

 

Mis à part que cet homme paisible était bon observateur et bon gestionnaire, rien dans les paroles qui suivirent ne pouvait trahir chez lui un calcul de bas étage.

 

 

« Personne ne se méfie de moi à Maleterre. Pas même Madeleine et Marcelin qui n'ont jamais disparu. Le jour de leur éclipse, je fus bien attristé mais mon chagrin ne dura pas longtemps car il me fut aisé de les reconnaitre à leur parfum naturel au cours des jours suivants. N'ayez aucune crainte, cher ami. Je veux non seulement vous parler mais également élargir le sens de ma belle existence en m'engageant à vos côtés. »

 

« Je vous écoute, nous prendrons le temps... d'un plat du jour. »

 

« Quelques jours après votre élection, l'opposition a inauguré l'académie rurale des beaux arts pour vous bruler l'herbe sous le pied et vous confisquer un de vos domaines préférés. C'était aussi pour elle l'occasion de faire entrer le pouvoir central dans la danse et tenter de vous mettre à genou avec des moyens disproportionnés. L'art au service de la réaction... Ils avaient fait mouche ».

 

« Je suis un ancien de la route, j'animais un groupe intitulé « on the road again », un cirque sans animal où des humains déguisés en bouffons mettaient en avant les plaisirs d'une vie nomade. Après une soirée festive qui avait attiré des dizaines d'étudiants du coin, je suis tombé aux mains d'un groupe de fanatiques qui m'a passé à tabac et laissé pour mort dans les bois de la région. Chaque coup de pied (qui m'a littéralement détruit) était suivi d'une tirade... Un coup pour le respect des institutions, un coup pour l'intégration sociale, pour les principes des droits et surtout des devoirs, pour le travail obligatoire et enfin pour le côté sacré de la propriété privée qui ne pouvait souffrir du passage de nos hordes de dégénérés. J'ai juré de revenir au devant de la scène... Mais cette fois en jouant sur l'immobilité, l'observation et le silence. J'ai changé d'apparence, j'ai exploité le personnage de l'aveugle que j'étais devenu pour me rapprocher des lieus qui auraient pu cacher mes agresseurs. Et ça a marché directement, ici même!

 

Depuis plusieurs milliers de jours, je récolte des modestes sommes d'argent auprès des acheteurs de l'académie. J'ai commencé par une boutade: « si vous avez mille euros pour l'art, vous aurez un malheureux euro pour ma survie ». Non seulement, je me suis enrichi, au point de devoir prendre des livres de comptes pour gérer mon argent mais j'ai pu bénéficier d'une place privilégiée pour découvrir une machine infernale dont vous ne soupçonnez peut-être pas l'existence. Je suis en possession d'un étalonnage des gains de l'académie à l'échelle un millième, je le tiens de la bouche des imbéciles qui parlent devant moi comme si j'étais une chaise. Ces gens-là n'ont rien à voir avec des amateurs d'art, ils ont été engagés par une soi-disant « société de travail intérimaire » qui leur donne pour tout travail de se rendre aux « zeaux barts », de choisir en vitesse une oeuvre, de payer une somme fixe qui est contenue dans une enveloppe et d'aller déposer leur achat dans un entrepôt dont je ne connais pas l'adresse. Ils viennent à Maleterre comme des automates... À croire qu'ils font partie d'une secte. Ils ont le regard vide et même si quelques fois ils prennent la parole, c'est pour débiter des sornettes sur le rôle primordial qu'ils jouent dans l'avènement d'une société et d'un homme nouveau. Quand je rentre chez moi avec mille euros, je sais à coup sûr que l'académie vient de s'enrichir d'un million d'euros. C'est une vraie machine de guerre. Quatre années, sans samedi ni dimanche de congé, à plus ou moins mille euros de gains par jour pour moi... ça chiffre. Et de leur côté, ça décoiffe. Avec une telle somme d'argent, on pourrait construire une cathédrale, faire élire un président de la république, poursuivre des projets absolument fous et dévastateurs, transformer la société en un vaste parc d'attraction ou en une entreprise de lavage de cerveaux!

 

« Peux-tu encore tenir le coup à la porte de l'académie pour que nous ayons une idée exacte de leurs gains? »

 

« Avec plaisir! »

 

« Nous sommes devant une nouvelle formule de détournement de fonds » dit le maire. « La source de tout le financement est cachée chez « le beurre-la vache! » Il nous manque encore un moyen pratique pour les coincer et présenter au grand public toute la finalité de leur trafic... Avant le tomber de rideau.»

 

« Pour y arriver, il faut jouer comme les enfants jouent. »

 

« Que veux-tu dire? »

 

« Je t'expliquerai ma méthode en équipe... »

 

 

La rencontre entre le maire et l'aveugle se poursuivit par une belle et longue soirée avec tous les amis. Avant de procéder à l'élucidation du problème spécifique des mécanismes de production d'argent, il faudrait que le maire se batte sur un autre front... Celui du terrain à bâtir!

 

Sans prévenir, l'opposition organisa une conférence de presse avec une armada de juristes, de psychologues, de pédagogues et d'architectes pour imposer le projet de cathédrale. Les journalistes du monde entier eurent l'occasion de se régaler durant des heures au buffet et au sortir de la réunion, un dossier de presse extrêmement bien ficelé leur facilita le travail à outrance. Le village deviendrait le centre du monde autour du projet « protégez les enfants ». L'homme qui avait pris la parole était serein... Il avait sans doute été mis en confiance grâce aux informations récoltées par les caméras miniatures. Sans hésiter, il se lança dans un discours aux accents pathétiques. « La commune, notre commune, ne peut refuser un projet d'une telle ampleur. Ce projet sera financé par des fonds privés. Aucune dépense publique ne sera engagée. Il nous faut viser les plus grands sommets pour l'avenir. Nous serons des nouveaux bâtisseurs d'avenir. Notre rendez-vous avec l'histoire aura lieu « Au coin du bois » un lieu-dit bien connu à Maleterre.

 

« Vous semblez oublier que « le coin du bois » est en phase de devenir une réserve naturelle. Des observations d'espèces en danger de disparition sont en cours. » dit le maire avec un sourire tranquille.

 

« Nous passerons outre cette étude. Le projet de réserve naturelle sera relégué aux oubliettes. Nous préférons mettre l'humain et surtout l'enfant au centre de notre projet de civilisation. Les oiseaux et autres espèces auront tout le loisir de vivre aux alentours de notre commune et ne seront en aucune sorte perturbés par la construction. Nous avons réalisé une étude scientifique contradictoire à la vôtre prouvant mes propos et elle sera portée à la connaissance de l'administration municipale d'ici quelques heures. »

 

Le maire provoqua l'assemblée sur l'origine des fonds qui permettraient la construction de cette cathédrale. L'homme fort du moment lui coupa la parole comme on rabroue les enfants... Le directeur de l'académie rurale des beaux arts, lancé en pilotage automatique, emporté par une espèce de frénésie, ne put s'empêcher de se féliciter du succès sans limite que récoltait la vente d'oeuvres d'art dans la région. « Des années de travail et de création ont permis la rencontre avec un public de plus en plus nombreux. Des hommes et des femmes de toute la région se déplacent pour acquérir ce qui se fait de mieux en art contemporain. Au lieu de conserver leur argent dans des coffres de banque, ils participent au développement d'un courant artistique majeur. Notre académie deviendra sans doute un modèle universel... il est impossible qu'aucun pays, aucun courant politique ne repère notre façon d'agir. Nous serons enviés puis copiés. »

 

Contre toute attente de l'opposition, le maire s'inclina après quelques heures de débat. Il conclut en disant que si certains financiers avaient des sommes à investir dans des projets disproportionnés avec de l'argent « bien gagné », il ne pourrait s'y opposer éternellement.

 

À ces mots, le directeur de l'académie fronça les sourcils, sourit, avala sa salive avec difficulté et salua l'assemblée sans signe de victoire. Le maire s'en alla serein.

 

Le calendrier de la construction de la cathédrale venait d'être fixé. La pose de la première pierre était prévue dans un délais de six mois. Le maire et son équipe bien informés auraient assez de temps pour mettre à jour les acteurs de ce complot.

 

Un mois de travail intensif allait se dérouler pour élucider une grande première en matière de financement de campagne électorale. Pas de trafic de drogues, pas de marché d'armes, pas de dons de dictateurs à la tête d'un pays producteur de pétrole, pas de construction de centrales nucléaires dans un pays émergeant, rien de tout cela n'était à l'horizon, seulement des arrangements entre amis. Seul un petit monde fanatique d'art contemporain allait se voir démasqué et la bonne cause qu'il soutenait tomberait dans la tourmente médiatique. Le monde entier serait bien en face d'un modèle exemplaire... à ne jamais reproduire ailleurs.

 

Pour mettre à jour les cheminements financiers, l'idée du mendiant aveugle était d'une simplicité frôlant le génie. Durant un mois entier, une classe terminale de l'école fondamentale du village irait vivre dans la nature pour faire des observations. Les enfants ainsi que le personnel éducatif se poseraient non loin de l'usine « le beurre-la vache » dans le but de reconnaitre les espèces animales et végétales vivant sur ce site d'une qualité rare. Sous couvert de recherche scientifique, un des enseignants tiendrait une comptabilité exacte du nombre de camions de lait entrant chaque jour au dépôt. Il comptabiliserait également le nombre de camions de beurre sortant de l'endroit béni. Au même moment, une autre classe de l'école irait en stage d'immersion à l'usine pour apprendre à résoudre des « problèmes grandeur-nature ». Il ne ferait aucun doute que les responsables de « le beurre-la vache » ouvriraient leurs données aux enfants pour qu'ils puissent se familiariser avec le monde de l'entreprise. Au bout de l'expérience, les enseignants compareraient les données de l'extérieur et les données fournies par les industriels. La différence permettrait de trouver à l'euro près, le montant dédié aux achats d'oeuvres d'art.

 

Quand l'école comptait mille camions à l'entrée, dans le même délais, « le beurre-la vache » en comptabilisait cinq cents. La moitié de la production de l'usine était illégale. Toute la chaine des intervenants y gagnait. Avec la loi sur les quotas de production de lait, les fermiers se sentaient étranglés... Il fallait trouver un système de contournement de la législation. C'est « le beurre-la vache » qui a mis le mécanisme en route après la chute des prix du lait. Les fermiers anéantis n'avaient d'autres choix que de participer à la magouille. Ils surproduiraient pour ne pas perdre d'argent et seraient payés au noir par l'usine. « Le beurre-la vache » pourrait produire près de la moitié de son or gras en douce et pour écouler ses stocks, elle avait signé des faux contrats de vente aux grandes chaines de distribution... Officiellement, les grandes chaines de distribution achetaient leur réserve de beurre six fois par an... Or chaque mois, des milliers de camions acheminaient la précieuse matière dans les entrepôts commerciaux. Tout le monde travaillait en flux tendus. Les fermiers gagnaient des clopinettes, l'usine avait les moyens de gagner des millions d'euros pour la campagne du président, les grandes chaines de distribution engrangeaient des bénéfices plus importants encore.

 

Des campagnes publicitaires ont suggéré au bon peuple de renouer avec un élément de base de leur alimentation. « Vos grands-parents, durant des dizaines de générations, ont été élevés au bon beurre de ferme, ils étaient vigoureux, prêts à s'engager dans la première aventure, ardents à la tâche et toujours de bonne humeur. Faites comme eux, mangez du beurre, mangez du beurre matin, midi et soir! » À la suite de ce matraquage publicitaire, le taux de cholestérol national n'a jamais atteint des sommets de cet ordre... Mais il y a eu pire encore! Les sociétés de distribution de produits alimentaires, sous le couvert de centres de bien-être d'un nouvel ordre, ont mis en place des lieus de soins. Elles ont proposé des stages et des séjours de ressourcement. Les enseignes « Le cul dans le beurre! » ont vu le jour sur tout le territoire. Les braves gens du pays entier ont déserté les piscines, les salles de sports, les stations de ski, les plages et les parcs des villes où habituellement ils faisaient leur jogging pour se rendre dans ces lieus de jouissance extrême. Pour la modique somme de vingt euros, chacun avait droit à un bain dans du lait chaud, à une séance de sauna puis le corps en sueur, chauffé à blanc, allait s'installer dans un fauteuil dont le fond était tapissé de beurre... Sans sel! Les fesses en fusion faisaient le reste... Fondre le beurre, jouir d'aise. Dans ces lieus magiques, un personnel, mâle ou femelle, assistait la clientèle. Les belles servantes et les beaux animateurs étaient vêtus de pagnes couvrant à peine leur nudité. Ils étaient aux petits soins, couvrant chaque client d'une attention extrême mais surtout, à chaque occasion, ils débitaient un long discours sur le bonheur national. Ils étaient là pour le plaisir des corps des citoyens et pour leur ouvrir l'esprit. La porte de sortie franchie, les nouveaux heureux s'en allaient vanter les mérites de la démocratie dont il pouvait jouir sans intermédiaire... Car, dans le fond, il n'y a de rassurant pour la construction de l'avenir que le dynamisme d'une démocratie directe ayant ouvert des temples où la reconnaissance du bonheur est possible!

 

Le jour où le président de la république arriva à Maleterre pour poser la première pierre de la cathédrale et prononcer un discours virulent sur la protection de l'enfance, un parterre de journalistes triés sur le volet était là pour couvrir l'évènement. Dans l'assemblée, le maire entouré par son équipe au grand complet, avait invité quelques personnages de dernière minute qui en surprirent plus d'un.

 

Le président de la république, comme à son habitude, allait exagérer. Faire un pas de trop. Sourire à l'idée de satisfactions personnelles immédiates. Se montrer content de lui-même. Lancer des regards complices à sa compagne. Il allait se donner à fond... Il se montrerait tout sourire et dents longues. Il serait prêt à faire quelques pas de danse s'il le fallait car dans le fond, l'opération-cathédrale était une grande première qui allait ouvrir des horizons nouveaux en politique. Il sentait l'avenir se dérouler sous ses yeux comme le plus beau des tapis rouge. C'était inespéré étant donné ses cotes de popularité en chute libre. Il serait - pour toujours et dans le plus grand secret! - celui qui aurait changé les lois de financement d'une campagne électorale en faisant d'une cause deux profits. Il n'allait pas se priver avant de jouir d'une nouvelle grandeur.

 

« Monsieur le maire, ma chérie, mes amis, tous les mots que je prononcerai en ce jour auront une importance capitale. Ainsi, quand je dis Monsieur le maire suivi de ma chérie et de mes amis, non seulement vous pouvez entendre une formule sympathique mais surtout une méthode de distinction des camps en présence dans cette région du pays. Jamais je n'ai eu l'intention de m'exprimer plus clairement, de façon aussi tranchée. Je suis là pour marquer le jour d'une première pierre en matière de communication. Et de sanction à venir. Hè hè. Monsieur le maire, jamais vous n'avez jamais prononcé un mot quant à la vie des enfants de votre village, même en cas de disparition. Vous avez des problèmes avec les enfants ou ce qu'ils représentent? Vous savez que par nature, moi, je suis un protecteur... Un protecteur des biens les plus chers de la république. Vous le savez? Bien! Vous ne dites rien! Plus tard? Ok! Peut-être êtes-vous trop occupé à votre future réélection pour pouvoir encore apprécier les vraies valeurs qui permettent à notre société d'évoluer? Peut-être que la vie, voire la survie de vos concitoyens, n'est pas une priorité dans votre programme électoral? La dégradation de la santé mentale de toute une population semble vous être indifférente. Laisser vivre les gens dans la peur est une façon de gouverner qui ne peut s'installer chez nous! Gouverner sans compassion, c'est passer à côté de l'essentiel. Je ne vous vois pas réagir, je continue? Je ne voudrais pas être à votre place en ce jour. Si vous voulez sortir dès à présent, libre à vous? Bien! Je continue? Je continue! »

 

« Les cheminements de l'action politique prennent parfois des détours pour arriver à bon port. À Maleterre, c'est l'art qui est au centre du renouveau de notre société et il rejoint mes vues sur le monde et l'humanité. Les artistes et les citoyens qui en avaient les moyens ont décidé de se dépenser, de se donner afin lutter contre l'indifférence généralisée. Combien de temps, combien d'efforts ont été nécessaires au changement? C'est incalculable! Quel changement de mentalité a-t-on pu voir s'opérer pour que l'argent récolté - grâce à la vente d'oeuvres d'art! - soit ristourné entièrement à une cathédrale dédiée à l'enfance et non à des projets éphémères? C'est indicible! Ici! Nous sommes loin des promesses électorales d'un autre âge! Pendant que vous réfléchissiez à l'achat de vos habits faits pour plaire aux dames du pays, d'autres ont géré avec intelligence une mine de richesse qui ne se tarira jamais... Car je sais Monsieur le maire combien vous êtes narcissique! Séduit par vous-même! Peu attentif au bien commun... Dans le fond, il n'y a que vos ambitions qui comptent! Vous aviez sous les yeux une école d'art contemporain et vous l'avez ignorée sous prétexte qu'elle ne répondait à vos critères esthétiques ou à vos vues sur le monde. Vous avez toujours ignoré ce qui était en dehors de vos valeurs. Vous êtes un homme dangereux! Un spécimen pétri de fausse modestie. Vous vous haïssez vous même! Vous finirez vos jours enfermé dans un couloir étriqué. Plusieurs centaines de millions d'euros ont été récoltés par l'académie des « zeaux barts » en cinq années et ils seront totalement réinvestis dans la joie de vivre, dans les valeurs traditionnelles, dans le bien-être, dans une façon de vivre qui n'aurait jamais dû nous être enlevée. Ça va Monsieur le maire, vous souhaiteriez prendre ma place? Hè hè. »

 

« En ce jour, je ne suis pas seulement fier d'être là pour inaugurer un nouveau mouvement, je suis surtout fier d'être derrière un projet d'une telle ampleur... Car ma personne ne compte pas, elle s'inscrit dans une réalité qui me dépasse, elle me permet de montrer au monde entier de quelle façon je peux participer à un élan humain sans recherche de bénéfice personnel et m'effacer devant une cause juste. Ici, je suis un serviteur, un diplomate pour un monde meilleur, un homme qui se distingue grâce à la transparence de sa pensée et de ses émotions. Si le pays, le pays entier, devait se voir grandi par un tel projet, je ne pourrais que m'en féliciter, m'en réjouir! L'avenir appartient à celles et à ceux qui sont des sources de vie et aux citoyens qui n'ont pas peur de se dépenser sans compter. La parole est à vous Monsieur le Maire. Tous mes voeux vous accompagnent. Hè, hè. »

 

 

 

Ce que personne ne savait, pas même les services secrets du président, c'est que le maire avait monté un piège d'envergure. Il avait utilisé des voies détournées pour arriver deux fois au coeur du réacteur... Il ne voulait pas résumer son intervention au seul contenu financier de l'affaire, il voulait montrer le côté cynique de l'affaire qui jouait sans détour avec la santé d'une bonne partie de la population. En accord avec quelques hauts responsables de la santé publique, le maire, face au problème du cholestérol, avait mis en place un nouveau service d'étude au niveau national. Des médecins, des chercheurs, des huissiers de justice, des nutritionnistes, des citoyens travaillant avec l'agence « champ du possible », des journalistes, des enseignants, des étudiants avaient participé à toutes les étapes du travail. Ils seraient capables de prouver que l'opération était extrêmement rentable d'un point de vue financier mais que par delà ce détail, elle mettait la santé de toute une population en danger. À force de manger du beurre, les gens du pays n'étaient plus capables de penser par eux-mêmes, ils baignaient dans la douceur de pensées paralysantes, ils ne pouvaient plus prétendre qu'à un état dépressif permanent, ils se croyaient satisfaits, de fait, ils étaient saturés, inertes, sans prétention à la moindre révolte.

 

Le discours terminé, le maire prit la parole.

 

« Quand on met trop de beurre dans les épinards, manger revient à détourner la dignité humaine. Quand on crée la démocratie du cul dans le beurre!, on va au devant d'une glissade qui serait comique si elle n'était pas réellement dramatique ».

 

Les caméras opérèrent un virage à cent quatre-vingts degrés... Pour écouter la face cachée du projet.

 

« Monsieur le président, mesdames et messieurs, chers compagnons de travail et d'étude! Nous venons d'assister à un moment unique dans l'histoire de notre pays... Pays qui n'en demandait pas tant! Je serai bref, mes propos seront suivis de dossiers à déposer là où il se doit, là où la justice devra faire son devoir. Ils ne seront pas rendus publics. Dès à présent, que l'assemblée sache que deux avocats sont en train de déposer plainte pour détournement d'argent dans le cadre du financement d'une campagne électorale présidentielle. Je suis au moins d'accord sur un point avec les propos tenus par le président, nous sommes bien en face d'une affaire qui pèse des millions d'euros. Pas loin du milliard d'euros à vrai dire! Bien sûr, le bénéfice personnel, au sens le plus courant du terme, ne peut être évoqué directement... À moins qu'en termes de réélection. La cathédrale ne verra pas le jour parce qu'elle serait l'aboutissement d'un vaste trafic d'argent prenant pour otages l'enfance et l'art... Dans le fond, elle n'est qu'un prétexte pour l'exercice du pouvoir d'une et une seule personne omniprésente dans notre quotidien. Il lui fallait lutter contre une impopularité grandissante, il a tenté, par l'intermédiaire de notre territoire, de regagner le terrain perdu en quelques coups de dés. Tous les moyens pour bâtir ce projet, sans aucune exception, proviennent d'une usine de la région. « Le beurre-La vache » est au centre d'un système de détournement d'argent qui nous a été assez simple à démonter. « Le beurre-La vache » est, depuis l'élection du président, le moteur d'un système où les « zeaux barts », le journal local et les grandes chaines de distributions de notre pays tiennent un rôle majeur et permanent. Je prendrai pour témoins Madeleine et Marcelin, infiltrés dans la machine, pour qu'ils vous expliquent les mécanismes rudimentaires de l'affaire. Ils vous feront écouter des enregistrements de première importance et ils vous donneront des noms menant au président lui-même. Ils prendront la parole dans les minutes qui suivent. Mais, au delà des acteurs de terrain, je donnerai également la parole au ministère de la santé qui pourra vous prouver qu'une population entière a été prise en otage pour mener à bien une action qui ne visait qu'un nouvel avenir pour notre cher président. Jamais dans l'histoire du pays, autant de citoyens n'ont souffert d'un taux de cholestérol aussi élevé pour servir un homme avide de pouvoir. Il nous faudra des années pour redresser la situation et éviter des milliers de morts... Sur ordonnance. Pour en terminer avec cette affaire sans précédent, je vous inviterai à vous rendre à l'usine de traitement des déchets de la région, vous trouverez là une preuve évidente de la machinerie que nous avons démontée. Non loin du four qui sert à la destruction des immondices, des dizaines de mètres cubes d'oeuvres d'art attendent d'être incinérés... Car comme le disait lui-même le président au préfet, tout ce qui a été produit à l'académie des « zeaux barts » était, de fait, de la merde. De la merde achetée à prix d'or. »

 

« Pour terminer, je voudrais rendre hommage à un homme que tout le monde connait ici. C'est « l'aveugle de service » comme l'appelaient les dirigeants de l'académie. Cet homme s'est enrichi grâce à une position sociale peu convoitée par ses semblables. Cet homme, un mendiant, a mis en place un système de mesure des bénéfices des marchands d'art. Pour mille euros dépensés intra-muros, il récoltait un euro extra-muros. Il vous fera voir ses livres de compte qui ont été supervisés par un huissier de justice depuis le premier jour. Il est tellement riche qu'il veut vous faire savoir en ce jour qu'il va partager tous ses gains. À partir de demain et sans doute pour longtemps, c'est lui qui régalera à l'épicerie-café-librairie le long de la nationale afin de faire connaissance avec d'autres individus que ceux qui occupent le bourg comme autant de méduses ».

 

Quelques derniers mots pour monsieur le futur ex-président de la république... Comme vous le craigniez depuis longtemps, comme vous l'aviez supputé, j'ai le plaisir de vous faire savoir que je me présenterai aux élections présidentielles. Dans une semaine, un sondage d'opinion vous apprendra le pourcentage des intentions de vote qui me sera accordé. Je vous remercie d'avoir choisi notre belle région comme coeur de tout votre système politico-financier car sans cet heureux hasard géographique, je pense que je n'aurais jamais pu réaliser une percée nationale suffisante. À quoi tient la prise du pouvoir n'est-ce pas? À un slogan? »

 

« Pour ce qui concerne le trésor de guerre des « zeaux barts », trésor qui est toujours sur le territoire de la commune, dans un coffre, comme à l'ancienne!, j'ai commandé les services d'une agence de transport de fonds pour qu'elle conduise le milliard et quelques centaines de milliers d'euros au siège d'une banque qui travaille en ligne directe avec des sociétés qui développent des projets d'économie sociale, artistiques et écologiques. Nous serons, pour les années à venir, à la tête d'un mouvement alternatif qui aura les moyens de combattre des lieus comme ceux qui vantent les mérites d'une démocratie « le cul dans le beurre! ».

 

« Enfin, dans le cadre de la prochaine action en justice qui vous concernera et pour laquelle je me porterai partie civile, au lieu de prôner l'emprisonnement par l'intermédiaire de mes avocats, je demanderai au tribunal de vous condamner à une peine de travail d'intérêt général... Ça vous changera de votre mandat officiel qui dans le fond n'a jamais été qu'une occasion de vous servir de la république comme d'une vache laitière ».

Epilogue.

 

Au fil des années...

 

Le pays entier retrouverait la santé, les centres de santé et de santé mentale portant le nom affolant de « le cul dans le beurre » fermeraient, « le beurre-la vache » fondrait comme neige au soleil, l'ex-président de la république serait condamné à des travaux d'intérêt général... Il devrait assainir un trou de boue au lieu-dit « le coin du bois » pour en faire un site d'accueil pour les gens du voyage.

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Le beurre la vache
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